À la recherche du thon perdu - Caribou

À la recherche du thon perdu

Publié le

02 mars 2016

Thon
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Ils ont décidé d’ignorer les qu’en-dira-t-on et ils font fi des croyances populaires. Ils ont opté pour des produits qui ne font pas l’unanimité et ils en sont fiers. Il pêche le thon rouge, ils ne jurent que par le lait cru, elle transforme des insectes et ils gavent des canards sans remords. Et alors? Texte de Émélie Bernier Photos de Fabrice Gaëtan | fabricegaetan.com Portrait de Gino Lelièvre, pêcheur de thon Quand j’arrive chez Gino Lelièvre, au coeur du village de Grande-Rivière, en Gaspésie, je me sens d’emblée en famille. Il y a le grand Élie-Charles, 10 ans, qui m’accueille comme une cousine pas si lointaine. Et le petit Jean-Thomas, 5 ans, qui a vite fait de m’offrir des bonbons. Du haut de ses 6 pieds et quelques pouces, leur papa les couve d’un regard attendri. Fils et petit-fils de pêcheurs, Gino Lelièvre, 42 ans, a engendré des enfants amoureux de la mer. Les yeux d’Élie-Charles s’allument comme des fanaux quand il raconte avec force détails la sortie au crabe de la veille… D’aussi loin qu’il se souvienne, Gino a toujours adoré la mer, sans doute un legs de son père capitaine, Jean-Élie, qu’on rencontre sur le quai. Ce dernier est de toutes les sorties de pêche et le sera « tant que la santé le permettra ». C'est toujours le paternel qui tient le gouvernail, que les Lelièvre pêchent le flétan, le crabe ou… le thon rouge. Les Lelièvre sont détenteurs depuis 10 ans d’un des 53 permis de pêche au thon délivrés au Québec par le ministère des Pêches et Océans du Canada (MPO). Bien qu’en mai 2011 le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada ait déclaré le thon rouge de l’Atlantique «espèce en voie de disparition», les pêcheurs de la province peuvent capturer un ou deux de ces géants par an. La saison ne dure que quelques mois et connaît son apogée au mois de septembre. Jean-Élie Lelièvre, qui est septuagénaire, se rappelle très bien le sort qui était réservé aux thons rouges pêchés dans sa prime jeunesse. «Ça ne nous disait rien! Quand on en pêchait, par accident plus qu’autre chose, on allait les porter au dépotoir. Des fois, y en a qui se découpaient un steak…» raconte en rigolant le gaillard. Puis, au détour des années 1970, l’imposant poisson disparaît presque complètement des eaux de la péninsule, sans qu’on s’explique très bien pourquoi. Son retour suscite aussi quelques hypothèses. «Il y a plus de nourriture, peut-être que les eaux sont plus chaudes… Quoi qu’il en soit, depuis trois ans, il y a une recrudescence du nombre de thons», se réjouit le loup de mer. Car la pêche du Thunnus thynnus, le thon rouge de l’Atlantique, est exaltante. Celle-ci débute vers la fin de l’après-midi. Le bateau largue les amarres, à destination du banc de Miscou, situé à quelque 25 miles nautiques – ou 2 heures 30 au large –, ou bien il longe la côte vers Pabos, à une heure au sud de Grande-Rivière. En chemin, on fait provision de maquereaux qui serviront d’appâts. Gino qualifie de magique le moment où le thon fait son apparition. Ce passionné de chasse à l’orignal n’hésiterait pas une seconde s’il devait choisir entre la traque de la «bête lumineuse» ou celle du gigantesque poisson à sang chaud. «Ça ne fait pas longtemps qu’on peut le pêcher, et il y a encore la magie des débuts. C’est un athlète de nos mers! Quand on entend la moulinette, qu’on voit le banc de 50, 70 poissons arriver sur le sondeur, même s’il est trois heures du matin, tout le monde revient à son poste en quelques secondes, l’adrénaline dans le tapis!» Débute alors le face-à-face. Le capitaine manoeuvre avec précision. Le pêcheur empoigne la canne, commence à «riler». Sous la surface, le poisson n’a pas l’intention de se rendre sans riposter… Ce n’est que lorsqu’il est enfin extirpé des flots qu’on mesure l’ampleur du «trophée», qui peut peser jusqu’à 1200 livres et mesurer jusqu’à 10 pieds. Le quota de l’année est généralement atteint en une seule sortie. «Certains pêcheurs ont déjà mis huit heures à rentrer un poisson qui avait envie de se battre, mais nous, on en a déjà sorti un en 25 minutes!» Normand Laprise a déjà assisté à un de ces combats éclairs. Car le chef du Toqué! et les Lelièvre cultivent des liens d’affaires et d’amitié depuis trois ans maintenant. «Tous nos thons s’en vont au Toqué!. C’est notre seul client, et on est chanceux», résume Gino. La plupart des pêcheurs de thon voient leurs prises, sitôt pêchées, être expédiées vers le marché de Boston et ne peuvent qu’espérer en obtenir le meilleur prix possible. Et la déception est souvent à la clé. «Il faudrait faire en sorte que le poisson reste au Québec, parce que c’est dommage d’être à la merci des marchés américain et asiatique.» Puisqu’il constate que l’espèce est de plus en plus abondante dans les eaux de la péninsule, Gino Lelièvre est porté à croire que le thon rouge va bien. «Je viens de la Gaspésie, d’un village de pêcheurs, et la pêche est mon mode de vie! Je ne pêcherais pas le thon si je croyais mettre l’espèce en péril. On pense aux générations futures et on respecte nos quotas, qui sont établis par des scientifiques du MPO. En général, ils sont plus sévères que lousses!» On estime que seulement 0,00075% de tout le thon rouge pêché sur le globe est capturé au Québec. En prenant contact avec un poissonnier de Montréal il y a quelques années, Gino s’est toutefois heurté à un mur inattendu. «En ville, ils sont loin de notre réalité et prennent l’opinion publique très au sérieux. Ce poissonnier ne voulait carrément pas risquer de froisser des clients en mettant notre thon dans son comptoir! Je pense que les gens mélangent tout. Les nouvelles qui viennent de l’Europe, de l’Asie, où il y a du braconnage et de la surpêche, ne concernent pas la Gaspésie!» Au coeur du village, attablé chez Alexina, la mignonne épicerie fine tenue par sa belle Marie-Lyne, devant la meilleure soupe de poissons de toute la péninsule, Gino se prend à rêver que le thon qu’il pêche puisse être dégusté ici et contribuer à la renommée gourmande grandissante de sa Gaspésie. «On pourrait utiliser les installations d’une usine existante, débiter le thon ici et en distribuer dans nos épiceries», lance-t-il, déplorant la totale absence du thon rouge sur les étals locaux. Entre le dépotoir et la table chic du Toqué!, il doit bien avoir une petite place pour que les Gaspésiens puissent enfin savourer ce délicieux fruit défendu de leur mer…
  Cet article est paru initialement dans le numéro 3, Tabous, en octobre 2015.
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