Mes chapitres nordiques - Caribou

Mes chapitres nordiques

Publié le

03 novembre 2016

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D’abord décrire. Ce silence particulier qui vous pénètre, à peine éloigné de l’agitation humaine. Dans les yeux, un ciel qui prend toute la place et qui vient, à l’horizon, caresser une toundra monochrome. Monochrome? Pas pour qui a la patience d’attendre qu’elle révèle ses couleurs. À force de concentration, d’observation, se dévoilent à vos pieds des rouges rosés, violacés, des noirs d’encre, des bleus profonds et tous ces verts du tapis de mousses, de lichens et de plantes qui épousent le relief pour laisser le vent couler sur elles. Airelles, camarines, graines rouges et noires. Minuscules, précieuses. Arbres nains, vieux comme le monde. Chronique d’Hélène Raymond L’odeur? Plus difficile à ramener en mémoire. Mis à part celle se dégageant d’un caribou déposé sur la toundra, près du campement de mes amis innus, après une chasse. Le goût? Celui des fruits amers, synonyme de survie pour plusieurs espèces. Celui de la viande sauvage qui ne plaît pas à tous; si goûteuse qu’elle fait paraître fade la chair des animaux d’élevage. Et sous les doigts? Le velours des bois du cervidé, la chaleur du jour emmagasinée dans les blocs rocheux, l’eau très froide. Le Nord, pour qui sait prendre le temps de s’en emplir les poumons, les yeux et le cœur est un bonheur pour les sens. Kawawachikamach, Matimekush, Kegaska, Unamen Shipu, Wedge Point, Tuktoyaktuk, Natashquan, les souvenirs s’emmêlent. C’est décembre, juillet ou le mois d’août. Une tempête de neige, les premiers gels, les journées chaudes. Les moustiques qui rendent fou. Les aurores boréales, dansant juste pour vous. Le vent qui vient de loin. Les lagopèdes qui vous observent. Normal! Vous vous voyez pour la première fois. Mais ce sont aussi ces épiceries qui vous choquent ou vous surprennent. Parce que désespérément dégarnies si vous y passez plusieurs jours après la livraison des denrées ou étonnamment remplies, là où les choses ont commencé à changer, où on cuisine autrement qu’avec des aliments préparés dans les usines au sud. Réapprentissage du geste culinaire sur des bases qui combinent la manière d’hier et les préceptes contemporains. L’industrialisation, la sédentarisation ont laissé des traces et il faudra du temps pour les corriger. Partout, en allant vers Natashquan comme à Anticosti, en Abitibi comme au nord du Québec, j’ai croisé des jardiniers qui tirent profit de cette longue, voire interminable journée que représente l’été pour développer leur autonomie alimentaire. Ils construisent serres, abris, tunnels pour mettre leurs trésors à l’abri du froid et des prédateurs. Imaginez la valeur d’une tomate, sélectionnée pour sa rusticité, cueillie sur le plant et dont la récolte vous signale que l’hiver va bientôt reprendre ses droits, pour de longs mois.
Le jardinage rend certains habitants du Nord et des communautés isolées moins dépendants d’un système de livraison qui restreint les choix. Il offre la fraîcheur des aliments qui n’ont pas voyagé et le plaisir du partage. Et la cueillette devient une activité quotidienne, quand la nature regorge de petits fruits.
Au nord du Québec, dans un endroit appelé Wedge Point, sur la rivière George, j’ai été témoin d’une belle forme de partage. Le bonheur se vit, coudes serrés, à Mushuau-nipi. Grâce à la détermination d’Innus et de leurs complices, le «Mushuau», comme on l’appelle familièrement, sert de lieu de rencontre entre autochones et allochtones pour discuter des enjeux contemporains, de nos rapports à construire, des préjugés à abattre. Le séjour qu’offre l’organisme à but non lucratif et à vocation sociale se mérite. Il faut d’abord aller jusqu’à Sept-Îles puis, monter à bord du train qui longe la rivière Moisie jusqu’à Matimekush, grimper dans un hydravion pour débarquer, les yeux remplis de lacs et d’immensité. Là où, depuis toujours, les nomades se sont arrêtés pour faire provision de viande en vue de l’hiver. Le «pays de la terre sans arbre» est un lieu de passage d’animaux, d’humains, de rites et de rituels. Sur un site qui reprend vie quelques semaines par été, les tipis s’érigent, on dresse un shaputuan (maison longue). On parle, on rit, on écoute, on mange! L’attachante Élisabeth Ashini accueille et officie à la cuisine, ouvrant le cœur et les bras. Entre les discussions, les leçons d’archéologie ou de géologie, elle raconte son peuple, les habitudes, les repas. La grande théière trône toute la journée sur la truie. Sa bannique, parfaite, cuit dans le grand chaudron de fonte, sur le petit poêle, sans jamais brûler. Ragoûts d’outarde, soupe au cœur de caribou, tartares d’omble pêchés de l’autre côté de la rivière, on est vite marqués par le caractère précieux des aliments sauvages. Les quantités de ce qui a voyagé depuis le Sud ont été estimées avec rigueur; les coûts du transport, facturé au poids, freinent le gaspillage et les excès. On cuisine avec attention ce qu’on chasse, pêche et cueille. Difficile de savoir ce dont demain sera fait. Un séjour au Mushuau-nipi nous imprègne pour longtemps et permet de considérer cet immense territoire, autrement. Ce Nord a beaucoup plus que des biens de consommation et des aliments d’exception à fournir à un marché avide de raretés. Il est mode de vie et leçon de survie. C’est l’exemple même de la détermination des Inuits, des peuples autochtones à s’accrocher de la Terre-Mère; la terre d’accueil pour des milliers de personnes qui ont choisi de s’y établir. Il révèle cette curiosité humaine qui nous amène à repousser les limites. Les nôtres et celles du lieu où nous nous trouvons. Jardinons toute l’audace possible mais retenons que l’usage des ressources alimentaires sauvages, à des fins commerciales, exige respect, prudence et retenue. «Tout en haut», comme sur la Côte-Nord, à la frontière de la forêt boréale ou au sommet d’un Monadnock, la nature ne se régénère que très lentement. La beauté du Nord est fragile. *** En attendant sa prochaine chronique, vous pouvez suivre Hélène Raymond sur son blogue, ainsi que sur Twitter. Blogue: heleneraymond.quebec Twitter: @heleneraymond
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