Les mercenaires du matsutake - Caribou

Les mercenaires du matsutake

Publié le

29 septembre 2017

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Le territoire de la Baie-James abrite un champignon plus précieux qu’une pépite d’or. Un trésor dont on ne sait s’il appartient aux Cris ou aux Blancs, et qui attire des mercenaires.

Texte et photos de Nicolas Mesly

À quatre pattes en pleine taïga, je palpe l’épais tapis de mousse au milieu d’une forêt de pins gris. J’ai avalé les 1600 km qui mènent à la Baie-James – 17 heures de route à partir de Montréal – pour venir cueillir des champignons. Tout à coup, je détecte une petite protubérance, que j’extirpe délicatement. Mon trophée a la taille et la forme exacte d’un phallus! Ce matsutake, symbole de fertilité et de prospérité pour les Japonais, qui se l’arrachent et l’utilisent durant les cérémonies de mariage, peut valoir jusqu’à 1000$ pièce.

C’est ce que m’a appris J. André Fortin, mycologue et professeur émérite au Centre d’étude de la forêt de l’Université Laval. L’homme rêve du jour où le Québec imitera certaines provinces espagnoles qui génèrent plus de 100 millions de dollars par année en ventes de champignons sauvages, tout en développant un volet lucratif de mycotourisme. «Les Japonais seraient prêts à dépenser une fortune pour venir ramasser du matsutake au Québec», assure-t-il. Mais il y a tellement de bisbille au sein de cette industrie naissante «qu’on s’étonne qu’il n’y ait pas encore de morts»!

C’est pour cerner les enjeux liés au matsutake que je suis venu ici, à 60 km au sud de Radisson, rencontrer Sylvain Paquin. Le directeur du Centre d’information et d’apprentissage culturel cri – Camp des Pins y a aménagé une station d’achat, de tri, de nettoyage et d’entreposage des champignons. Imposant, tatoué, barbu, le quinquagénaire tente de mettre sur pied une filière de matsutake équitable.

Le téléphone rivé à l’oreille, celui que les Cris surnomment «Matsuman» négocie le prix des champignons avec des acheteurs de Montréal. À cinq minutes, l’aéroport de Radisson Grande-Rivière, qui dispose d’un grand réfrigérateur, permet la livraison des matsutakes en moins de 24 heures sur le marché montréalais ou torontois, et en 42 heures au Japon. «Le matsutake déteste la chaleur. Pour livrer un champignon de première qualité, il faut respecter rigoureusement la chaîne de froid, de la cueillette à l’acheteur», explique Sylvain Paquin.

Nous sommes en septembre, au début de la saison de récolte, qui dure environ un mois. Un bon cueilleur peut récolter de 20 à 25 kilogrammes par jour. La valeur varie selon la qualité du champignon qui, le collet ouvert, peut atteindre la taille d’une assiette. En 2015, le prix offert aux cueilleurs était de 15 dollars le kilogramme; alors qu’au marché Jean-Talon et dans les boutiques spécialisées de Montréal, le roi des champignons se détaille jusqu’à 80 dollars le kilogramme.

Le saviez-vous? Le mycélium qui produit les matsutakes se nourrit de la sève des racines de pins gris, d’où leur surnom de «champignons des pins». Ceux-ci éclosent en cercles ou en demi-cercles et peuvent atteindre la taille d’une maison. En fait, les matsutakes poussent en symbiose partout où il y a des pins gris sur la planète – en Chine, au Japon, aux États-Unis, en Europe… On les trouve par ailleurs au Québec, autant dans le nord que dans le sud.

Un gisement qui fait l'envie des Japonais

Entre 2005 et 2008, le Camp des Pins a servi de base à un consortium de recherches mené par J. André Fortin et le professeur Jean-Marc Moncalvo, conservateur principal de mycologie au Département d’histoire naturelle du Musée royal de l’Ontario, à Toronto. Leurs travaux, financés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, ont permis de répertorier 350 espèces de champignons, dont le matsutake, le long de la route de la Baie-James et aux environs des communautés cries de Chisasibi et de Wemindji.

Restait à évaluer la valeur de ce formidable gisement de matsutakes. C’est ce qu’a fait Biopterre, une compagnie québécoise spécialisée dans le développement de bioproduits. En 2009, après avoir adapté une technologie de télédétection et d’utilisation de données spaciales, elle a réussi, en collaboration avec des Cris, à localiser les talles de ces champignons (aussi appelées «cercles de sorcières») sur le territoire jamésien, qui est grand comme l’Allemagne. La compagnie a chiffré le gisement à un million de dollars à l’époque. Aujourd’hui, Sylvain Paquin estime la récolte potentielle à un chiffre allant de 75 à 100 tonnes, le long de la route de la Baie-James uniquement. Une manne de 8 millions de dollars!

Un conflit de territoire

«Les gens du sud [de la province] viennent ici pour cueillir des champignons ou chasser sans permission. S’ils faisaient ça sur des terres en Montérégie, ils se feraient tirer dessus!» fait remarquer Éric House, directeur général du Centre de développement des affaires de Chisasibi. Le territoire cri, explique-t-il, est composé de 300 lignes de trappes, régies par des tallymen, ou maîtres de trappe, qui gèrent les bêtes et les plantes tout en protégeant les lieux sacrés.

En 2010, l’Association des trappeurs cris demandait que les cueilleurs de produits forestiers non ligneux (PFNL) obtiennent l’autorisation du maître de trappe avant de faire des récoltes commerciales. Le matsutake n’est qu’une des multiples espèces de PFNL répertoriées sur un territoire qui regorge de bleuets, de thé du Labrador, de poivre des dunes… La requête est restée lettre morte.

Pour préserver la ressource, Sylvain Paquin prône la formation des cueilleurs récréatifs ou professionnels et une récolte supervisée. Il aimerait aussi qu’un permis soit nécessaire, comme pour la chasse et la pêche, et même qu’un passeport du cueilleur soit délivré, et il voudrait qu’on identifie par GPS les volumes et les parcelles récoltées, afin d’assurer la traçabilité d’un aliment qui pourrait être mortel, par exemple si le matsutake était confondu avec un champignon toxique ou s’il était rendu non comestible à la suite d’une contamination. Le précieux champignon ne fait pourtant l’objet d’aucune inspection du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec.

L’homme supervise la production des matsutakes sur la ligne de trappe de la famille Cox, à qui appartient le Camp des Pins. Il documente les dates d’éclosion, le rendement des parcelles, et, armé de son appareil photo, l’invasion de ceux qu’il qualifie de «mercenaires», dont il dénonce les excès sur sa page Facebook. Dans une des parcelles qu’il me fait visiter, les champignons ont été récoltés à coups de pied; dans une autre, le passage de 4x4 et de motos, dont on voit encore les traces, a détruit à jamais les fragiles cercles de sorcières.

Mais l’idée d’une récolte supervisée est très loin de faire l’unanimité. À Radisson, les frères Kevin et François Charest, deux cueilleurs qui ont grandi dans le village, s’y opposent: «C’est comme si on pouvait cueillir des piastres à terre. C’est la ruée vers l’or!» Leur récolte leur rapporte environ 2000$ par année, de quoi financer leur chasse à l’orignal. Ils se défendent bien d’être des «mercenaires». Tous deux affirment avoir l’assentiment d’un tallyman, estiment ne pas avoir besoin de formation et refusent de révéler à quiconque les coordonnées GPS de leurs talles.

Une redevances aux Cris

Depuis 2006, une dizaine d’entrepreneurs se sont intéressés au gisement jamésien, dont Pascal L’Archevêque, président de Forestia, courtier en produits forestiers. Il a passé cinq semaines à la Baie-James en 2014 pour développer le marché au nom de West Coast Wildlife, le plus gros exportateur canadien de champignons sauvages. Toutefois, sa relation avec Sylvain Paquin a rapidement tourné au vinaigre, entre autres au sujet du paiement d’une redevance à la famille Cox.

Le prix du matsutake est déterminé par les Japonais. «On ne peut pas payer une redevance d’un dollar la livre [2,2 dollars le kilogramme] au propriétaire ou au maître de la ligne de trappe, parce que le marché des champignons est bon une année et merdique l’année suivante. Ça ne serait pas rentable!» explique Pascal L’Archevêque. «Si une redevance s’applique aux champignons, devra-t-on en imposer une sur la récolte des bleuets ou des atocas, ou sur la chasse à l’orignal?» renchérit Normand Lacour, président de la Corporation de développement économique de Radisson. Admettant ne pas être expert en droit, ce dernier indique que les récoltes le long de la route de la Baie-James se font sur des terrains classés terres publiques selon la Convention de la Baie-James. Toutefois, selon Me James O’Reilly, spécialiste du droit autochtone, «les Cris devraient pouvoir toucher une redevance sur l’exploitation commerciale du matsutake, au même titre que sur l’exploitation d’une mine.»

L’avenir

En 2015, les frères Charest n’ont pas pu financer leur chasse à l’orignal en vendant des matsutakes. Au prix que leur a offert Forestia pour une commande de 2000 kilogrammes, ils n’ont pas réussi à embaucher les huit récolteurs cris nécessaires pour effectuer la cueillette. Pascal L’Archevêque, président de Forestia, explique plutôt le petit volume qu’il a reçu, 10 fois moins élevé que prévu, par le fait qu’il n’a pas pu être présent sur les lieux pour «motiver ses cueilleurs».

De son côté, Éric House, du Centre de développement des affaires de Chisasibi, précise que, depuis 10 ans, la communauté crie a investi plus de 300 000$ dans le développement d’une filière commerciale du matsutake. Tout en déplorant le conflit qui a chassé West Coast Wildlife, il précise: «Notre but, c’est de créer des emplois rémunérateurs pour nos jeunes, des entreprises gérées par des Cris, et de ménager la ressource pour les générations futures.»

J’ai quitté Matsuman, son bunker et sa horde de chiens après avoir passé sept jours au Camp des Pins. Fou pour les uns, génie pour les autres, il n’aura réussi, en 2015, à écouler qu’une centaine de kilos de champignons sur le marché de Montréal.

Le gisement de matsutakes de la Baie-James suscite la convoitise et soulève les passions. Et réussir à bien l’exploiter comporte son lot de défis. Le champignon en or risque donc de dormir encore longtemps dans les cercles de sorcières.

*** Cet article est paru initialement dans le numéro 5, Nordicité, en novembre 2016. Il est en vente ICI.
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