Delphine Huguet, celle qui joue avec la nourriture - Caribou

Delphine Huguet, celle qui joue avec la nourriture

Publié le

22 janvier 2018

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Qui a dit qu’il ne fallait pas s’amuser avec sa nourriture? Certainement pas la designer culinaire Delphine Huguet, qui a fait des aliments sa source d’inspiration. Incursion dans son univers ludique. Texte de Jessica Émond-Ferrat Photos de Gabrielle Sykes - Portrait d'Emilie Legulvout Qu’est-ce que le design culinaire? Quand on pose la question à Delphine Huguet, qui a assisté, dans le cadre de ses études à l’École supérieure d’art et de design de Reims, au premier cours sur le sujet proposé par un pionnier dans ce domaine, Marc Brétillot, elle dégaine son téléphone intelligent. «J’ai tendance à ne plus définir mon travail; je montre plutôt des images, c’est plus facile à comprendre», rigole cette Parisienne d’origine. Après une résidence à la Société des arts technologiques de Montréal (SAT) et des collaborations avec l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), Delphine Huguet s’est installée à Montréal avec son amoureux québécois. Caribou a rencontré celle que le magazine Gault & Millau a qualifiée de «papesse du design culinaire». Concrètement, en quoi consiste votre métier? Ma pratique est essentiellement artistique. Je crée des expériences et des oeuvres pour des événements en collaboration avec des institutions culturelles. Je m’intéresse à la portée que les aliments peuvent avoir – par exemple, j’ai déjà organisé un dîner au Lieu du design, à Paris, dans lequel les plats ressemblaient à des animaux empaillés. On avait un délicieux lapin cuit dans une coque d’argile, qui arrivait sur la table dans un terrier de terre surmonté d’une tête en fourrure. Je voulais qu’on fasse vraiment face à l’animal. C’était assez troublant! En Europe, je suis souvent invitée à faire des résidences en milieu scolaire. Récemment, j’étais à Boulogne-sur-Mer, où, avec les élèves, on a construit quatre «immeubles» en carton, pour évoquer ceux en béton que les habitants de la ville détestent. On en a fait des fumoirs dans lesquels on a fumé du hareng avec des herbes du littoral. L’idée était de valoriser et d’apprivoiser le patrimoine de la ville. Je fais aussi beaucoup d’interventions en milieu hôtelier, mais surtout en Europe. Est-ce que le Québec, où vous habitez depuis quelques années, vous inspire? Oui! Depuis un an, je prends part au projet Code souvenir Montréal, avec le Bureau du design de la Ville, pour proposer – dans les boutiques des musées, notamment – des souvenirs de Montréal qui racontent un morceau de l’histoire de la métropole. J’ai créé des meringues en forme de «bouts de route», de «brisures de glace du Saint-Laurent», de «cailloux du mont Royal»... Du côté des expositions, je pense à La zone aurorale, une expérience immersive présentée en 2013 pendant la Nuit numérique du Centre culturel Saint-Exupéry, à Reims. Je l’avais réalisée avec le designer sonore Philippe Le Goff, qui avait enregistré le son des craquements des icebergs dans le Grand Nord canadien. Ce son accompagnait la dégustation de la «neige» que j’avais conçue. Celle-ci était en fait un sorbet aromatisé aux épices inuites; en outre, elle était phosphorescente, pour évoquer les aurores boréales. Vous êtes une pionnière dans le milieu, mais est-ce que le métier de designer culinaire est répandu? Depuis que je suis sortie de l’école en 2004, il y a de plus en plus de formations qui se créent en France, en Belgique… Au Québec, il y a l’ITHQ qui donne des cours de créativité pour éveiller les étudiants au lien entre les arts visuels et la haute gastronomie, mais sinon, c’est encore très peu répandu. La nourriture est-elle un matériau artistique comme les autres? Quel genre de défis présente-t-elle? Parfois, j’aurais envie de faire des trucs monumentaux, mais c’est un peu compliqué parce qu’il faut un public suffisant pour éviter le gaspillage alimentaire. Et en soi, l’utilisation de la nourriture pour faire de l’art pose problème dans les milieux un peu élitistes. On est tous obligés de manger pour vivre. Est-ce que ce geste peut être artistique, alors qu’il relève de la nécessité? Je crois que oui: on ne mange pas de la même manière pour se nourrir que lorsqu’on se trouve dans un événement de dégustation où je cherche à susciter une réaction. Mais c’est vrai que, comme me l’avait dit un stagiaire d’origine africaine quand je travaillais à la SAT, «le design culinaire est un art pour les peuples rassasiés.» [gallery type="rectangular" size="medium" link="file" ids="3364,3363,3376"] Cela dit, vous utilisez souvent votre art pour communiquer des messages et pour éduquer. J’ai aussi des projets plus ludiques, mais je me sers en effet beaucoup du design culinaire pour ouvrir la discussion sur des sujets problématiques. Je pense à ma collaboration avec les producteurs de sirop d’érable du Québec – j’avais conçu une forêt miniature composée de produits à base d’érable – qui m’a permis de parler des pluies acides et des problèmes écologiques auxquels les érablières peuvent faire face. Est-ce crève-coeur de créer des oeuvres forcément éphémères, puisque destinées à être mangées? Ce qui est bien, c’est que le souvenir des oeuvres dégustées reste longtemps dans l’esprit des gens, mais c’est sûr que des fois j’aurais bien envie de quelque chose de plus pérenne. Heureusement, il m’arrive de fabriquer des objets. Pour un cocktail dînatoire à l’ITHQ, j’avais conçu 25 assiettes – en céramique, qui existent donc toujours – représentant une carte simplifiée du Québec. Le but était de valoriser les différentes cultures culinaires d’ici, et avec le chef de l’ITHQ, on avait préparé des bouchées inspirées par les aliments produits dans les différentes régions. Dans le sud de l’assiette, on avait de l’agneau, de la courge, de la pomme; dans le nord, du phoque; dans les Laurentides, du wapiti, du cerf, du doré; sur la Côte-Nord, des huîtres... Vous avez grandi en France et travaillé dans plusieurs pays. Comment voyez-vous la culture culinaire d’ici? Le Québec, c’est la jeunesse! J’ai travaillé au Japon, en France, au Maroc, qui sont tous de vieux pays avec des cultures culinaires hyper ancrées. En comparaison, celle du Québec se construit dans la liberté. Ici, on est prêt à essayer, on a le droit de faire ce qu’on veut! ***

Une oeuvre de Delphine Huguet sur la couverture de Caribou

La photographe Gabrielle Sykes a intégré dans son univers coloré les oeuvres comestibles et ludiques de la designer culinaire, dont l’une des photos se retrouve sur la couverture du septième numéro de Caribou consacré à l’art et au design. Delphine a revisité le nuancier qu’on utilise entre autres pour choisir les couleurs en décoration afin de créer Le nuancier de goût à l’aide de différentes pâtes de fruits et de légumes. «Je suis allée au Japon pour observer les techniques de fabrication du papier traditionnel, ce qui m’a entre autres inspiré ce projet autour du papier comestible. J’avais envie de faire un parallèle entre l’univers du graphisme et celui de l’alimentation. Les fruits et les légumes ont tous une couleur et un goût spécifiques, alors c’est ce que j’ai démontré avec Le nuancier de goût», raconte-t-elle. Cette oeuvre a été lauréate du programme «Hors les murs» de l’Institut français. Rien de moins! Ce texte est paru originalement dans numéro 7 de Caribou, Art & Design. Pour en connaître plus sur cette thématique, procurez-vous le numéro sur notre boutique en ligne.
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