À la poursuite du poisson voyageur: la route des sédentaires - Caribou

À la poursuite du poisson voyageur: la route des sédentaires

Publié le

25 mai 2016

publicité
Plus de 1600 kilomètres: voilà la distance que le poisson québécois nous aura fait parcourir, du nord au sud, puis du sud au nord de la province, et des deux côtés de la frontière canado-américaine. Notre objectif de départ: retracer le chemin emprunté par nos poissons et nos fruits de mer une fois sortis des filets et des cages... un projet finalement bien plus ambitieux que nous l’avions d’abord cru. Le voyage aura été long et rempli de détours. À l’image des routes du poisson, car en réalité il en existe plus d’une. Nous en avons dessiné et suivi trois: celle des grands voyageurs et celle des exilés, que vous pouvez lire dans le numéro 4, Eau. Ici, on vous présente en exclusivité web celle des sédentaires. C’est un départ! Texte de Catherine Girouard Photos de Fabrice Gaëtan | fabricegaetan.com

Les sédentaires

Mi-mars. On reprend nos places dans le camion. Cette fois, direction East Hereford, en Estrie. La route est belle, avec ses valons et ses pêcheurs aperçus sur la glace du lac Memphémagog.

Le trajet est plus long qu’estimé, à cause de cet épais brouillard, mais surtout beaucoup plus court que celui des autres poissons suivis sur des milliers de kilomètres d’asphalte quelques semaines plus tôt. Bien que le poisson québécois soit un grand voyageur, quelques (rares) poissons de chez nous sont plus sédentaires.

L’estomac dans les talons, on arrête en chemin à Coaticook pour casser la croûte. Au resto-bar Ailleurs, on sert une assiette de truite des Bobines. Celle que nous allons justement voir patauger une heure plus tard à la ferme piscicole, située à la lisière de la frontière américaine. Notre repas n’aura parcouru que 27 kilomètres entre son bassin et nos assiettes. Ça sent la famille à plein nez, aux Bobines. Au moins autant que le poisson. Parc et jouets d’enfants font partie du mobilier de bureau de Clément Roy, copropriétaire avec son père de la ferme d’élevage de truites arc-en-ciel. Lui et sa femme Véronique, qui travaille aussi aux Bobines, viennent de mettre au monde leur quatrième garçon. C’est le grand paternel de la ferme et grand-père de cette future relève qui nous accueille à notre arrivée. «Moi je suis un petit vieux qui devrait prendre sa retraite», nous dit à la blague Normand Roy en guise de présentation. Fondateur de l’entreprise, Normand baigne dans l'industrie du poisson depuis 41 ans. La truite arc-en-ciel n’a plus de secret pour lui. «Mon père vient d’une famille d’agriculteurs, mais les vaches et les cochons, ça ne l’intéressait pas, raconte son fil Clément en nous guidant vers la bâtisse de production. Il voulait faire quelque chose de différent.» Son père commence tout petit, dans les années 1970, en faisant ses premiers tests d’élevage de truites dans son sous-sol. Il ouvre une première usine à Saint-Malo, en Estrie, qu’il déménage ensuite tout près à Sainte-Edwidge. Il lègue finalement ce site à une de ses filles pour ouvrir la ferme actuelle à East Hereford en 1989. Aujourd’hui, les Bobines est la plus grosse pisciculture de la province. Dans l’entrée du bâtiment, un grand poisson empaillé nous fait de l’œil. Une truite brune que Clément Roy a pêchée dans un lac de Port Hope, en Ontario, il y a quelques années. Dans sa ferme, la pêche est bien différente, loin de la méthode chaloupe-canne à pêche. On enfile plutôt de grosses bottes de caoutchouc pour aller rendre visite aux truites. Si au départ les bassins étaient extérieurs, sur leur terrain d’East Hereford, ils sont maintenant tous intérieurs et munis d’un système de filtration sophistiqué. Question de qualité, d’efficacité et de normes environnementales. Les 2500 galons d’eau par minute qui entrent et sortent du bâtiment font beaucoup de bruit. «La pêche n’est pas trop difficile ici!» nous crie Clément devant l’un des 44 bassins d’élevage dans chacun desquels pataugent entre 10 000 et 30 000 truites arc-en-ciel, dépendamment de leur grosseur. Les grands bassins sont alignés de part et d’autre d’un long corridor en béton. Clément plonge son filet dans un des bassins et le ressort aussitôt grouillant de poissons. Ceux-ci pèsent environ 100 grammes chacun. Les œufs de truites, achetés d’une compagnie de Seattle, arrivent à l’aéroport de Montréal une fois par mois, explique l’aquaculteur. Après être restés six mois à l’écloserie dans des serres extérieures, les poissons passent 6 à 8 mois dans les bassins de pré-engraissement, comme celui devant lequel nous nous trouvons. Les truites sont ensuite transférées aux bassins d’engraissement, un peu plus loin, où elles atteindront en moyenne un kilo. Au total, il leur faut 28 à 30 mois pour arriver à maturité. Dans le bassin d’à côté, Loïc, un employé de la ferme, nourrit les poissons en lançant des poignées de moulée faite principalement de farines végétales. Tout est contrôlé et double vérifié, de la qualité et la quantité de nourriture au niveau d’oxygène dans l’eau. Alors qu’ils devaient encore, il n’y a pas si longtemps, pêcher les poissons au filet et les compter à la mitaine, presque tout est maintenant automatisé. Pompe à poissons, compteur de poissons, machine pour fileter et désosser. «On est dans un endroit reculé, ici et la main d’œuvre ne pleut pas; plus on peut être mécanisé et automatisé, mieux c’est», fait valoir Clément. Reportage_eau_caribou-1775 Le jour de notre visite, près de 4000 truites d’environ 1 kilo venaient d’être transférées de leur bassin d’engraissement au bassin de reconditionnement. Les poissons y sont mis au jeûne pendant cinq jours. Alors que l’eau est en recirculation à 85% dans les autres bassins, celui-ci est alimenté d’eau fraîche à 100%, provenant directement de la source. On veut ainsi s’assurer que le poisson n’ait aucun arrière-goût. On enlève nos grosses bottes de caoutchouc en sortant de la bâtisse de production pour en enfiler de nouvelles dans le bâtiment de transformation. Après leur séjour en reconditionnement, les truites sont abattues, transformées et préparées à l’expédition directement à la ferme. Aucun kilométrage entre l’eau et la boîte de livraison en styromousse, aucun délai de transport. Quelques 4000 truites des Bobines sont ainsi sorties de l’eau chaque semaine pour une production annuelle d’environ 200 000 à 300 000 truites. Si la truite fraîche en filet est leur plus gros vendeur, les Bobines la vendent aussi entière, fumée à froid ou à chaud, en tartinade, en feuilleté et en pâté. Toutes des recettes de la mère de Clément. Même s’il reçoit des demandes de Boston pour acheter son poisson, Clément ne vend ses truites que dans la Province et un peu en Ontario. «On ne réussit pas à fournir à la demande au Québec, donc on n’exporte pas, explique-t-il simplement. Et il faut produire un gros volume pour être rentable, il y a beaucoup de compétition de l’international.» En effet, 95% de la truite qu’on consomme ici provient de l’extérieur. De l’eau à l’assiette Clément ouvre une des boîtes blanches prêtes pour la livraison du lendemain matin. Sous la glace, de grosses truites entières attendent d’être expédiées à la Cabane à sucre Au Pied de cochon, qui a mis la truite des Bobines sur son menu du printemps. Chaque mercredi, près de 300 truites tassées serrées dans leurs boîtes roulent jusqu’à la fameuse cabane de Martin Picard. Direction Saint-Benoit-de-Mirabel, donc. Il neige encore, ce jour-là. Ça sent la tourtière et le chocolat, quand on entre dans la cabane. On se croirait à Noël. Une vingtaine de cuisiniers, tabliers aux hanches, s’activent derrière les comptoirs et les fourneaux pour préparer tout le nécessaire pour leurs 1800 convives de la semaine. Quelques-uns préparent le nouvel arrivage de truites arc-en-ciel. Celles-ci auront parcouru au total 240 kilomètres avant d’aboutir ici. C’est beaucoup moins que la plupart des prises du Québec, qui roulent souvent deux, trois ou même quatre fois plus entre le filet de pêche et l’assiette. Ici, on est prêt à faire des pieds et des mains pour diminuer le plus possible les intermédiaires et le kilométrage parcouru par le poisson – et tous les produits – au menu. «On fait affaire le moins souvent possible avec des distributeurs, et le plus souvent possible avec les producteurs et les pêcheurs eux-mêmes», nous raconte Vincent Dion Lavallée, le chef de la Cabane, installé à la table à côté de l’évaporateur de sirop d’érable. «C’est toujours une question de prix, mais c’est aussi vraiment valorisant pour tout le monde, continue le jeune chef. Les liens qui se créent sont aussi une sorte de gage de qualité pour nous. Ils travaillent fort, nous aussi et un respect mutuel s’installe.» Pour mettre les produits d’ici en vedette sur leur table, l’équipe de la Cabane va même jusqu’à acheter un thon complet à 10 000$ pêché en Gaspésie. Trop gros pour être utilisé au complet à leur cabane, ils en vendent des morceaux à plusieurs restaurants pour ne rien perdre. Chaque année, l’équipe organise des voyages de pêche avec son staff pour aller chercher de l’anguille, de l’esturgeon ou du capelan. «Ça fait parfois une différence de se compliquer la vie, les gens le ressentent je crois, affirme Vincent. En tout cas, s’ils ne le ressentent pas, nous on sait d’où vient ce qu’on sert!» Mais la cabane jouit d’une grosse équipe et commande de gros volumes. Elle nourrit plus de 25 000 personnes par année. «On est conscient qu’il y en a beaucoup qui ne peuvent pas se permettre de faire toutes les démarches qu’on fait», consent Vincent, qui trouve par ailleurs que les restaurateurs sont de plus en plus nombreux à travailler dans le même sens qu’eux. Vincent est content de servir la truite des Bobines cette année. «Les Bobines font de beaux produits, on essaie toujours de mettre nos producteurs en valeurs», dit-il en nous invitant à le suivre dans l’immense cuisine pendant qu’il nous prépare une de ces truites.

Le chef la fait cuire entière à la vapeur. Au milieu du poisson placé en tête à queue, il dépose une laitue Boston cultivée juste à côté, à Mirabel, qu’il garnit de pousses, de câpres, de bacon, de sauce… Ça fond dans la bouche. Et c’est encore meilleur, nous semble-t-il, quand on connaît l’histoire, le – court – chemin et les artisans qu’il y a derrière ce qu’on mange.

[gallery link="file" ids="741,742,740"]

L’aquaculture terrestre, un créneau d’avenir

Depuis 2012, la production mondiale de poissons en aquaculture a dépassé celle générée par les pêches sauvages. D’ici 2050, on estime que la production en aquaculture devrait avoir doublé pour répondre à la demande. Elle augmente actuellement à un rythme de 7 à 8% par année. Au Québec, par contre, la production a connu un recul. «En 2000, la production piscicole de truite d’eau douce était d’environ 2200 tonnes, relate Normand Roy, fondateur de la Ferme piscicole Les Bobines. Aujourd’hui on est à 1250 tonnes par année alors qu’elle devrait être à 3000 ou 4000 tonnes.» Ce n’est pourtant ni l’espace, ni l’eau qui manque chez nous pour pouvoir en produire davantage. Ce sont plutôt les coûts élevés des infrastructures pour répondre aux contraintes environnementales sévères et la difficulté à obtenir des permis de production qui freinent la croissance de l’aquaculture au Québec, selon le père et le fils Roy. Polluante, la pisciculture? Si elle n’est pas faite convenablement, oui. Sinon, l’élevage de poissons peut au contraire être salutaire. «Avec un élevage en cage, toutes les déjections des poissons vont directement dans l’eau sans aucun contrôle, ce qui est nuisible pour l’environnement, explique Clément. Les poissons sont aussi plus souvent au prise avec des maladies ou des parasites, donc reçoivent des antibiotiques. Mais dans un élevage terrestre comme le nôtre, c’est complètement différent. L’eau est filtrée avant de retourner à la nature et nous n’avons pas de problème de maladies, donc nous n’utilisons pas d’antibiotiques.» Si 98% de la production de poissons d’élevage au Canada est élevée en cage directement dans l’océan, 2% seulement sont des élevages terrestres comme aux Bobines. Au Québec, l’élevage en cage est d’ailleurs interdit. On peut donc presque dire – une aquaculture terrestre existe aussi en Colombie-Britannique depuis deux ans – que ce 2% d’élevage terrestre Canadien provient du Québec. Aux Bobines, un énorme rouleau filtre l’eau qui circule avant qu’elle ressorte du bâtiment. Ce système réussit ainsi à récupérer 80 à 90% des rejets des poissons. Cette boue, un excellent fertilisant, est ensuite utilisée comme engrais pour la terre de la ferme sur laquelle pousse du foin qui nourrit le bœuf de l’agriculteur voisin. La boucle est bouclée. Certifiée Ocean Wise, la pisciculture des Bobines fait tout pour réduire au maximum son empreinte écologique. «Quand l’aquaculture est faite convenablement, c’est vraiment vu comme un créneau d’avenir, affirme le jeune pisciculteur. Des mouvements écologistes comme celui de David Suzuki disent qu’on a besoin de l’aquaculture, avec la surexploitation des produits de l’océan et la diminution de la pêche sauvage.»

Pour lire le reportage complet, avec la route des grands voyageurs et celle des exilés, procurez-vous le numéro 4, EAU, dans note boutique en ligne.

publicité

Plus de contenu pour vous nourrir