Alors que la saison de la pêche bat son plein au Québec, Caribou est allé jaser de poissons et de fruits de mer avec le chef Normand Laprise, un peu plus d’un an après qu’il ait participé à la campagne Save the Oceans en servant anchois, sardines et maquereaux à sa table.
Texte de Catherine Girouard
Photo de Bénédicte Brocard
«On a reçu des mactres de Stimpson fraîches et des bourgots de la Gaspésie en cuisine ce matin», s’emballe le chef du Toqué! dès qu’on parle de pêche. Pour lui, choisir les poissons du Québec va de soi. Comme pour tous les autres produits, le chef décoré à maintes reprises et récemment nommé Cuisinier de l’année par le guide Gault et Millau, ne sert jamais un produit provenant d’ailleurs s’il est disponible ici.
Pour lui, la traçabilité des produits est primordiale. «Si je ne sais pas d’où ça vient, je n’en veux pas», explique-t-il. Dans l’immense cuisine du restaurant de la place Jean-Paul-Riopelle, dans le Vieux-Montréal, le menu, qui évolue en fonction des produits du moment et des inspirations de l’équipe, est détaillé sur un tableau. Pétoncle princesse des Îles de la Madeleine, bourgots de Rimouski, calmar du Maine: la provenance de chaque produit y est indiquée.
Et le chef est prêt à faire des pieds et des mains pour obtenir les meilleurs produits d’ici. «Je fais venir mon crabe et mon homard par avion», raconte-t-il, soulignant que la tâche n’est pas toujours facile, surtout en ce qui concerne les produits de la pêche.
«Les pêcheurs sont encore trop nombreux à être payés au volume par le marché de Boston et les Asiatiques», déplore-t-il, ajoutant que beaucoup trop de nos produits sont vendus à l’étranger. En effet, plus de 70% de ce qui est pêché au Québec est exporté.
À lire aussi, le reportage de Catherine Girouard, À la poursuite du poisson voyageur, dans le numéro 4 de Caribou en vente ICI.
«On n’est plus capable d’avoir de crabe largeur 4, continue-t-il. Ça part ailleurs, on doit se battre pour en avoir un peu. On réussit à avoir du bon crabe quand même, mais pas le number one.»
Même histoire – ou pire encore – pour le thon. «Il faut instruire les gens d’ici pour qu’on le garde chez nous, notre thon, dit-il. Les pêcheurs se font entre 5 à 7$ la livre pour un thon vendu à Boston. On leur dit «laisse-le dans l’eau, on arrive». Pour un thon de 400 livres, ils se font 4000$ rapidement. Au Japon, par contre, un thon de 500 livres pêché dans les normes et dans le respect, vite sorti de l‘eau, saigné, vidé et placé dans la glace vaut 15 ou 16$ la livre. Et il y a des gens comme moi, au Québec, qui sont prêts à payer le gros prix pour ce thon de qualité. Il faut cesser de faire le minimum pour avoir le minimum.»
Un gros travail de sensibilisation est donc à faire auprès des acteurs de l’industrie de la pêche. Lentement mais sûrement, Normand Laprise fait sa part en allant à la rencontre des pêcheurs et en leur offrant de 10 à 15$ la livre pour un thon, dépendamment de sa qualité, qu’il sépare ensuite avec d’autres chefs montréalais.
Son titre de chef Relais et Châteaux l’empêche pourtant théoriquement de servir du thon, un poisson en voie d’extinction. «Mais je déteste l’hypocrisie par-dessus tout, dit-il. On nous dit de ne pas manger de thon, mais on continue d’en pêcher et d’en vendre… Tous les restos autour vendent du thon, mais ils ne savent pas d’où il vient. Moi, du thon, je vais en servir, mais un mois par année, quand il vient de Gaspésie. Quand c’est local et pêché naturellement, à la ligne, je vais le servir.» Le prestigieux groupe Relais et Châteaux lui a d’ailleurs donné sa bénédiction.
Lisez ce portrait de Gino Lelièvre, pêcheur de thon (qui est aussi le fournisseur de thon de Normand Laprise).
Les règles encadrant la pêche sont nécessaires, mais aussi illogiques parfois, continue Normand Laprise. «Un de mes amis pêcheur de flétan aux Îles, me racontait qu’il lui arrivait de partir en mer avec son bateau, d’avoir pêché 500 livres de poissons avant de se faire appeler par Pêches et Océans Canada et se faire demander de les remettre à l’eau, le quota de pêche étant déjà atteint au quai. Il devait donc remettre ses poissons à l’eau, même s’ils étaient morts!» s’insurge-t-il. Autre exemple d’illogisme: un pêcheur qui retrouve par hasard quelques morues dans ses filets doit les remettre à l’eau même si elles sont mortes, encore une fois.
Il est aussi bien dommage d’avoir tant de difficulté à manger du poisson frais et local dans les restaurants de nos régions côtières, affirme le chef du Toqué! «Pourquoi n’y aurait-il pas de petits bateaux qui pêchent pour les poissonneries et les gens des Îles? suggère-t-il. Ça ne viderait pas la mer. Un peu partout dans le monde, on voit de petits bateaux rentrer avec 70, 80 livres de poissons par jour. Pourquoi pas chez nous?»
Et un peu plus d’an après avoir prêté sa voix à la campagne de sensibilisation Save the Oceans, de l’organisme Oceana qui encourageait les restaurateurs à servir des petits poissons, en trouve-t-on plus qu’avant à son menu? « Au début de la campagne, oui, mais c’était naturel pour moi, j’en servais déjà», répond-il. Le chef n’en sert pas nécessairement davantage aujourd’hui que par le passé, mais se dit encore plus sensibilisé aux différents problèmes concernant la pêche à travers le monde.
Alors que près de 90% des poissons que les québécois mangent ne proviennent pas de chez nous, sommes-nous un peu plus conscientisés qu’avant à la consommation locale de notre garde-manger marin? «Moi je crois qu’on en mange plus et qu’on est plus conscient, mais on pourrait en manger encore plus, répond Normand Laprise. Mais ceux qui ne font pas assez attention, ce sont les gros supermarchés, renchérit-il. «Pourquoi proposer 90 sortes de poissons dans le comptoir pour en jeter finalement 70? Je ne crois pas que notre plus gros problème soit la surpêche, mais plutôt la quantité de poissons pêchés qui va à la poubelle.»
Selon lui, on gagnerait à donner moins de choix aux gens, en leur offrant ce qui est disponible selon la saison. Comme il le fait dans son restaurant depuis 23 ans, au plus grand plaisir de ses clients.