Notre identité sommeille-t-elle dans une pinte? - Caribou

Notre identité sommeille-t-elle dans une pinte?

Publié le

28 septembre 2016

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Vendredi, au beau milieu d’un 5 à 7. Le pub est plein à craquer. Vous venez de terminer votre première bière et l’amertume vous chatouille encore le palais quand j’arrive à votre table. Oui, je suis votre serveur. Vous me demandez une bière rafraîchissante, pour remédier à la sueur de la semaine qui vous colle au front. Je vous suggère une bière de blé à la fleur d’hibiscus, ce à quoi vous répondez: «C’est la bière rose ça? Non, je ne veux pas une bière de fille.» Cette situation n’arrive pas souvent. Assez fréquemment cependant pour qu’elle mérite réflexion. Qu’est-ce qu’une bière de fille? Est-ce que cela implique qu’il y a des bières de gars? D’où vient cette présomption que certaines bières sont réservées à un genre spécifique? Est-ce vraiment moi qui choisis ma bière, ou plutôt ma bière qui me choisit, d’après mon genre? Et enfin, est-ce que je peux être un homme si je bois de la bière de fille? La littérature sur le sujet est abondante, explorons un peu. Essai de Yannick Marcoux | retailles.com Photo de Quinn Dombrowski La couleur de la bière Au Québec, nous avons le réflexe de définir une bière par sa couleur. C’est Boréale qui, il y a près de trente ans, a nommé ses bières par leurs couleurs, optant pour cet angle marketing parce que les consommateurs s’y connaissaient alors peu en bières . Plusieurs brasseries ont ensuite emboîté le pas à Boréale, réduisant les centaines de types de bières qu’il nous est donné de brasser à quelques couleurs : blonde, rousse, noire… Pourtant, une bière blonde peut être fruitée, épicée, amère, maltée, sucrée, florale, bref, il ne suffit pas de juger la couleur d’une bière pour en cerner ses arômes. Le cas de l’homme qui se refuse à une bière rose est cependant différent. Il ne refuse pas sa bière parce qu’il craint le goût d’une bière rose, mais bien parce qu’il ne veut pas être associé à cette couleur, réservée aux femmes. L’origine de ce phénomène qui associe le genre à une couleur donnée est nébuleuse. Certains attribuent à Mme Pompadour et sa cour le début d’une ère où le rose est réservé aux femmes, mais on trouve plus près de nous plusieurs contre-exemples, notamment dans l’édition du magazine Time qui, en 1927, recense une majorité de grands détaillants textiles américains recommandant le rose pour le garçon et le bleu pour les filles. Il faut cependant reconnaître qu’en Europe et en Amérique du Nord, ce clivage genré s’est imposé plus radicalement depuis les années 1940. Rien n’indique toutefois que cette mode ne pourrait pas un jour s’inverser à nouveau. Parce que la couleur, au final, n’est que cela : couleur. L’influence culturelle Il y aurait tant à dire sur les influences culturelles qui alignent nos préférences. La publicité, à elle seule, est probablement responsable d’une grande proportion de nos désirs. On aime parfois se croire souverain du monde dans lequel on vit, imperméable à toute influence. Il appert néanmoins que nous ayons, dès notre plus jeune âge, assimilé un grand nombre de dispositions au monde qui serait l’apanage de notre genre. Je suis un homme, je dois donc agir ainsi. Ces influences sont insidieuses et nous les avons intériorisées, pour la plupart, à notre insu. C’est ce que propose Bernard Lahire, dans son essai sur les Héritages sexués : « La contrainte culturelle de départ étant tellement bien intériorisée, les dispositions masculines ou féminines ne sont pas vécues comme un choix parmi d’autres possibles, mais comme une évidente nécessité. » Selon Lahire, notre société prédispose de notre genre et nous construisons notre identité autour de celui-ci. Dès lors, si l’on veut être un homme, une femme, il est à notre avantage de nous conformer à certains comportements spécifiques à notre genre, qui nous donneront la reconnaissance de nos pairs et un sentiment d’accomplissement. Plusieurs études universitaires ont mis en relation le genre et le goût, concluant que la signature biologique – les gènes – ne prédéterminait pas du goût. En effet, le goût y était surtout influencé par notre culture. Il apparaît ainsi approximatif d’en appeler à des traits biologiques – à nos gènes – pour définir les goûts des hommes et des femmes.
S’il est pratiquement impossible de mettre à part les deux pôles d’influence qui façonnent notre identité, il est de mise de rester vigilant sur les a priori induits par notre genre.
La bière et les femmes Certains préjugés existent qui encadrent la consommation de l’alcool selon le genre. On associe ainsi plus naturellement la bière aux hommes. Nous pourrions pourtant apporter plusieurs nuances à cette idée, à la lueur notamment de la situation québécoise où les femmes, il y a quelques décennies à peine, étaient confinées à la maison et exclues des tavernes. Difficile, dans ces circonstances, de fidéliser la clientèle féminine à la bière. Ce sont pourtant les femmes qui ont, les premières, brassé de la bière. À l’âge de pierre, dans ce qui est désormais la forêt amazonienne, des femmes assises en cercle mâchaient des céréales, utilisant les enzymes de leur salive pour transformer les amidons en sucre fermentescible. Elles crachaient ensuite le résultat dans des récipients d’argile, laissant la fermentation opérer sa magie. Dans l’Égypte ancienne, traditionnellement reconnue comme le berceau de création de la bière, ce sont les femmes qui, majoritairement, brassaient le zython. Chez les Grecs, enfin, bien que toute la population ait consommé de la bière, celle-ci était généralement associée aux femmes, tandis que le vin était plutôt réservé aux élites masculines. À vrai dire, ce n’est que lorsque la confection de la bière est devenue un métier que les hommes sont devenus tributaires de cette tâche. L’histoire est faite de va-et-vient et les tendances qui font le monde d’aujourd’hui sont appelées à se transformer, à s’inverser, à disparaître. Les femmes et les hommes boivent de la bière. Il semble que les yeux fermés, l’esprit ouvert, les chances qu’une bière leur paraisse excellente soient égales. Pourquoi alors encourager des préjugés genrés qui réduisent les possibilités de l’existence? Pour en finir avec le 5 à 7 Il est 20h. Le pub s’ébroue toujours, habité par des cris plus forts. Vous me commandez une nouvelle bière, en jurant que c’est la dernière, pour la route. Cette fois, vous dites: «Choisis pour moi stp.» Vous êtes à peine éméché, rien de dérangeant, mais suffisamment pour que quelques-unes de vos inhibitions soient tombées. Je vous apporte la bière à la fleur d’hibiscus. Oui, je suis têtu. En me remerciant, vous trinquez à la langueur de l’été, au bonheur d’être entre amis. Et la première gorgée vous convainc : cette bière rose est excellente.
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