Récolter… la misère: la pénurie de main-d’œuvre agricole - Caribou

Récolter… la misère: la pénurie de main-d’œuvre agricole

Publié le

12 juin 2019

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Dans cette série, nous présentons différentes barrières à l’essor de l’alimentation locale au Québec. Dans cette deuxième réflexion, Alix Génier, finissante au baccalauréat en droit et citoyenne mangeuse, explore les enjeux liés au manque de relève agricole et à la pénurie de main-d’œuvre. 

Par Alix Génier

Peut-être êtes-vous de la génération qui a travaillé à cueillir des petits fruits et des concombres durant l’été de vos 12 ou 13 ans. Se lever aux petites heures les matins d’été pour gagner quelques sous, espérer qu’il mouille pour avoir une journée de congé, sauter dans la piscine en revenant : à mon école primaire de campagne, l’été aux champs faisait partie des vacances… Mais cela semble aujourd’hui chose du passé et les agriculteurs ressentent aujourd’hui une pénurie de main-d’œuvre accablante. 

Cette pénurie prend racine dans la perte de vitalité des régions qui s’explique par la décroissance démographique et le vieillissement de la population, l’exode des jeunes vers les centres urbains, la difficulté de maintenir les services en zones rurales, etc. Bien que ce problème ne date pas d’hier, la situation commence à devenir plus critique, ce qui nous force à réfléchir aux mesures à prendre. Quelles sont donc les solutions possibles et nécessaires si nous souhaitons continuer de récolter et de manger ce qui pousse dans nos campagnes? Les gouvernements fédéral et provincial, en collaboration avec notamment l’Union des producteurs agricoles (UPA) ont mis sur pied différents programmes [Voir NOTE 1] visant à «fournir» cette main-d’œuvre essentielle aux producteurs agricoles. Il existe toutefois quelques pépins, de part et d’autre de ces processus.

Permis de travail saisonnier: un premier tracas pour les travailleurs saisonniers

Le gouvernement du Canada a mis sur pied, en 1973, un programme permettant à des travailleurs migrants, principalement en provenance d’Amérique latine, de venir travailler dans le secteur agricole pour un maximum de 8 mois par année. C’est environ 25 000 travailleurs étrangers qui viennent donc chaque été donner un coup de main aux entreprises agricoles de partout à travers le pays, dont près de 3 500 pour le Québec seulement. Leur contrat de travail uniforme est le même pour toutes les personnes recrutées et sera signé entre l’agriculteur et le travailleur. 

Ce permis de travail est associé à un employeur unique: ils devront donc passer la saison chez un producteur précis, pour le meilleur et pour le pire! Généralement, les relations entre le producteur et le travailleur se passent bien, mais il arrive que ce soit moins rose [Voir NOTE 2]. Plusieurs abus ont été rapportés par les travailleurs qui ont souvent peur de dénoncer leur employeur puisque ce dernier a le pouvoir de les renvoyer dans leur pays à l’intérieur d’un très court délai. Travail menaçant la santé des travailleurs, conditions d’habitation portant atteinte à leur dignité ou traitement discriminatoire, permis de travail fermé qualifié de forme d’esclavage moderne par le CISO, placent le titulaire de ce permis dans une grande position de vulnérabilité. (Le documentaire Migrant Dreams met en lumière cette triste réalité.) Néanmoins, lorsque la relation se passe bien, ce qui est le cas 90% du temps selon l’organisme FERME, le recrutement de travailleurs agricoles saisonniers semble être une solution gagnante pour tous les partis.

Les salaires de la main-d’œuvre: un tracas pour les producteurs 

Si les salaires versés aux employés peuvent nous paraître dérisoires (les travailleurs agricoles saisonniers gagneront cet été 12,50$/heure, soit le salaire minimum), ces huit mois de travail en sol canadien permettent aux travailleurs de rapporter beaucoup d’argent dans leur communauté. Envoyer leurs enfants à l’école, s’assurer que tous les membres de leur famille soient plus confortables ou encore démarrer un petit commerce local: voilà quelques motivations pour ces employés qui travailleront d’arrache-pied du matin au soir six jours par semaine.

Pour les agriculteurs, l’augmentation des salaires est un peu plus difficile à négocier affirme Marcel Groleau, président de l'Union des producteurs agricoles, dans son éditorial de La Terre de chez nous du 8 mai dernier. Alors que dans certains secteurs, notamment les petits fruits, les coûts en main-d’œuvre représente plus de 50% des dépenses de l’entreprise, on peut comprendre qu’une nouvelle hausse du salaire minimum ne soit pas nécessairement une bonne nouvelle. Cela est d’autant plus difficile parce que les fermiers et les fermières ne peuvent pas jouer sur le prix de vente qui est souvent déjà plus élevé pour les produits locaux que pour ceux en provenance du marché international. Les entreprises agricoles se voient dans l’obligation de revoir leur modèle d’affaires pour s’adapter, virage qui peut être difficile puisque les agriculteurs ne peuvent se permettre de grandes périodes de transition et d’adaptation. En ce sens, Marcel Groleau fait appel au Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec pour réfléchir à une stratégie globale ainsi qu’à des mesures de support pour nos agriculteurs afin que nous puissions continuer de bénéficier de produits frais, locaux et délicieux.

Une solution gagnant-gagnant?

La pénurie de main-d’œuvre représente un défi considérable pour les producteurs de chez nous. Il s’agit d’un problème qui touche à la fois les travailleurs saisonniers embauchés pour combler nos besoins locaux, les agriculteurs qui subissent de fortes pressions de toutes parts, mais également les citoyens qui veulent s’approvisionner avec les fruits de nos récoltes d’ici. L’enjeu de la main-d’œuvre n’est pas récent et est le reflet d’une réalité rurale complexe. Et malheureusement les solutions actuellement en place semblent chambranlantes. 

Trouver une issue à cet enjeu n’est pas une mince tâche. Comment pouvons-nous donc repenser le cadre du travail au champ pour qu’il soit juste pour tous et chacune?  Sur la question des contrats de travail, une table de concertation a été lancée et un consensus des différents acteurs pointe dans la bonne direction. 

La question du revenu est cependant plus délicate… Il faut demander à nos dirigeants un système où les aliments de chez nous sont abordables et respectent les droits humains des personnes qui les ont produits et récoltés. Des mesures devraient aussi être mises en place pour garantir à nos agriculteurs et fermières un niveau de vie décent: si le gouvernement estime que les médecins méritent une reconnaissance aussi élevée, qu’en est-il des personnes qui garnissent notre assiette au quotidien? Et cela commence par notre devoir de citoyens et mangeuses de demander davantage de circuits courts et de paniers fermiers abordables. Parce qu’il est impératif de tabler sur une consommation locale responsable si l’on veut enlever le petit goût de misère dans les fraises du Québec et d’amertume dans les tomates de nos champs.

***

NOTE 1: Par soucis de brièveté, nous ne verrons ici que le Programme pour les Travailleurs Agricoles Saisonniers (PTAS), chapeauté par Emploi et Développement Social Canada. Au Québec, les gouvernements fédéral et provincial travaillent de concert dans l’administration du PTAS. Il est important de souligner qu’il existe également d’autres programmes qui permettent aux producteurs et productrices de recruter de la main-d’œuvre temporaire, notamment le Programme de travailleurs étrangers temporaires – Volet agricole (permis de travail d’une durée maximale de 24 mois), le Programme de travailleurs horticoles journaliers et autres.

NOTE 2: Lire à ce sujet l’article dans le numéro 3 de Caribou, Tabous, sur les travailleurs agricoles saisonniers.

À lire dans cette série:
Manger d’où l’on vient: un survol des barrières à l’alimentation locale
Un territoire entre conservation et innovation
• S’approvisionner localement: une belle utopie?

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