Oui, cheffe! - Caribou

Oui, cheffe!

Publié le

07 mars 2022

cheffe femme
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Une première gagnante de l’émission Les Chefs! en 2017; une femme élue Chef de l’année aux premiers Lauriers de la gastronomie en 2018; un Brunch des femmes en gastronomie au festival Montréal en lumière 2020... Les femmes semblent enfin se tailler une place devant les grands fourneaux québécois. Mais même si elles sont de plus en plus visibles sur la scène gastronomique, une question s’impose toujours: comment doit-on nommer les toques féminines?

Texte de Laura Shine

Le terme cheffe reste peu répandu au Québec, même s’il est tout à fait accepté. On lui préfère généralement «la chef». Même Les femmes chefs de Montréal, une association qui regroupe des cheffes et défend leurs intérêts, a choisi de l’éviter. En France, bastion à la fois de la gastronomie et du «bon usage» de la langue, «on voit encore (quoique de moins en moins) “Madame le chef ”», précise Sandrine Tailleur, linguiste et professeure à l’Université du Québec à Chicoutimi, qui rappelle aussi que le Québec était à l’avant-garde en préconisant déjà la féminisation des noms de métiers il y a une quarantaine d’années.

C’est que l’Académie française, dont la réputation conservatrice n’est plus à faire, ne s’est résignée à ces féminisations qu’en... 2019. Elle soulignait à cette occasion que le substantif «chef» s’était prêté à toutes sortes de féminisations au fil du temps, dont «(la) “chef ”,“chèfe” et même “chève” (comme “brève”), “cheffesse” (ancien), sans omettre “cheftaine”», et que cheffe, bien que répandu, n’appartenait pas pour autant au «bon usage».

Le combat pour une féminisation des titres, et plus particulièrement des noms de métiers, n’est pas nouveau. Il est étroitement lié au statut de la femme à travers les époques. Le mot «autrice», par exemple, qui fait sourciller aujourd’hui, était courant au Moyen-Âge, comme le rappellent Michaël Lessard et Suzanne Zaccour dans leur Grammaire non sexiste de la langue française. C’est au 17e siècle qu’on l’a sciemment gommé, estimant que même si les femmes pouvaient être actrices ou spectatrices, elles ne sauraient pour autant tenir la plume. L’effacement des termes féminins s’inscrivait alors dans un processus d’exclusion des femmes, de négation de leur existence dans des milieux peu traditionnels.

Les usages de la langue et son évolution ont donc une dimension éminemment politique. Dire «une femme chef», c’est rappeler implicitement que les chefs sont d’abord et avant tout des hommes, et qu’on doit moduler le titre dans les rares cas contraires. À l’opposé, adopter des termes féminins peut aider à changer ces perceptions. Le linguiste français Bernard Cerquiglini parle même de «démasculinisation» des termes plutôt que de féminisation, une façon de rappeler que le masculin n’est ni neutre ni naturel, et que, loin d’être une revendication radicale, l’ajout de termes féminins vise à (r)établir l’équilibre. On peut donc aussi parler d’une dimension militante.

Comme plusieurs autres mots féminisés, le terme cheffe touche donc deux nerfs sensibles en même temps: celui de la modernisation de la langue, qui soulève toujours les passions, et celui de la féminisation des métiers.

De plus, comme le souligne l’Académie, «la langue française a tendance à féminiser faiblement ou pas les noms des métiers [...] placés au sommet de l’échelle sociale.» Une cuisinière, passe encore; une cheffe, c’est plus difficile à avaler. Les mondes de la restauration et de la gastronomie étant ce qu’ils sont, cheffe surgit aussi en contexte minoritaire. Si le terme ne voit le jour que dans la seconde moitié du 20e siècle, c’est parce qu’il désigne une réalité nouvelle. Les rares femmes qui s’érigent enfin en tête des brigades doivent forcer les cuisines à leur tailler une place. Leur travail acharné mérite son propre nom. Longue vie aux cheffes!


Ce texte est paru à l’origine dans le numéro 11, FEMMES, du magazine Caribou au printemps 2020

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