Parcelles d’éternité

Hélène Laurendeau, nutritionniste épicurienne et vulgarisatrice de renom, raconte ici l'importance qu'elle accorde à l'héritage des recettes écrites à la main par nos mères, nos grand-mères, nous-mêmes et les futures générations. Ce texte était le doux mot de la fin de notre numéro 14 RECETTES.

Texte d'Hélène Laurendeau

Il était une fois, bien avant le scrapbooking de luxe et les livres de cuisine en version électronique, un petit carnet bleu tacheté à reliure rouge.

Au fil de ses pages lignées légèrement décolorées, une écriture reconnaissable entre mille (les pattes de mouche de ma mère nouvellement mariée), entrecoupée de la griffe fluide de ma grand-mère Émilia au crayon de plomb: Bœuf à la mode, Pâté au saumon, Cigares au chou, Rôti de porc et sa graisse de rôti, Blanc-manger, Cretons, Sauce à spaghetti, Poulet rôti, Crêpes, Gâteau chiffon. Sans oublier les modestes Rognons et la Tarte à la farlouche, tant appréciés par mon père et autrement tombés aux oubliettes. Puis, les modes, les voyages et quelques cours de cuisine aidant, trois autres carnets se sont ajoutés pour répertorier pêle-mêle nos nouvelles recettes de famille, en plus de quelques menus des jours de fête: Gravlax suédois, Œufs farcis, Paupiettes de veau, Pintade au chou, Cappuccino de champignons, Pétoncles de Ricardo (!), Tarte à la tomate, Soufflé au citron, Cerises flambées, Gâteau Forêt-Noire. Pour garnir le tout, des dizaines de petites cartes, de mots doux et de papiers hétéroclites insérés entre les pages du petit carnet bleu, tel un bon mijoté de nos repas familiaux des soixante dernières années.

Telle mère, telle fille, dit le dicton. Je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’à mon tour, j’ai cru essentiel de coucher par écrit mes recettes préférées, d’abord par souci d’efficacité, pour m’éviter des recherches répétées, mais aussi par désir d’offrir un legs à ma progéniture. À la différence que j’y note les ingrédients et les étapes de préparation avec un souci du détail qui rendrait fière mon ancienne professeure de standardisation des recettes à l’université. Ainsi, sur la page de la Confiture de fraises mai-son de mon arrière-grand-maman Lemieux, où cinq générations coexistent, j’ai précisé ce qui devait être évident à l’époque: «Écumer la mousse rose pâle qui se forme durant l’ébullition», suivi de «ne jamais laisser cuire sans surveillance», une mise en garde rendue nécessaire après un dégât mémorable. Puis, mon fils a noté à son tour: «Été 2019 – 2 ½ crates de fraises donnent 10 pots de 500 ml et 6 pots de 250 ml.» Merci, Étienne!

Pensez-y. Combien de fois avez-vous roulé les yeux devant une recette ancienne qui suppose un savoir-faire de moins en moins transmis? «Dépecer un beau lièvre, lever les râbles avec soin etc ouper le reste en six morceaux»... Hum? Ou encore, «Mettre dans un moule à gâteau et cuire à 350 °F». Quelle dimension, le moule? Beurré et fariné? Et combien de temps faut-il le cuire, le gâteau? Quel dommage de ne pouvoir reproduire ces plats, faute de connaissances ou parce qu’il a été impossible de vérifier le mode de préparation de visu. Si seulement..

Les recettes constituent un riche héritage parce qu’à travers elles, l’esprit de nos familles continue de vivre. Alors voilà, ce texte est un cri du cœur pour vous presser de passer à l’action, ce qui veut dire de transcrire ou d’annoter vos recettes préférées (ou celles de vos aînés), avec les indications nécessaires, de manière à ce que quelqu’un que vous aimez puisse les reproduire le plus fidèlement possible en pensant à vous. Pourquoi attendre? Surtout que plusieurs moyens sont désormais à notre disposition, comme un fichier Recettes partagé à l’ordinateur ou une petite vidéo tournée avec un téléphone intelligent. Peu importe le moyen, l’important, c’est de les immortaliser quelque part.

Parce qu’une recette appréciée et partagée renforce les liens entre les humains. Rassembleuse, elle devient un marqueur de temps, de lieu, d’événements en famille ou entre amis. Prendre la peine de noter une recette sur un bout de papier ou sur sa tablette, c’est s’assurer de pouvoir vivre et revivre encore de précieux moments d’éternité.