La Centrale agricole: de bâtisse à écosystème - Caribou

La Centrale agricole: de bâtisse à écosystème

Publié le

08 février 2023

publicité

En jetant un coup d’œil rapide à l’édifice situé au 1401, rue Legendre Ouest, à Montréal, on a l’impression de se trouver devant un bâtiment industriel banal. Pourtant, rien n’est plus faux: derrière ses murs de béton se cache un labyrinthe de plusieurs étages, peuplé d’entreprises fascinantes qui travaillent main dans la main au sein d’une coopérative, la Centrale agricole. Afin de comprendre le fonctionnement de cette créature à plusieurs têtes, Caribou a envoyé la journaliste Eliane Bourque en road trip (à pied!) au cœur de cette drôle de bâtisse où naît un véritable écosystème entrepreneurial consacré à l’économie circulaire.

Texte d’Eliane Bourque
Illustrations de Julia GR

«Tout a commencé avec AU/LAB, le Laboratoire d’agriculture urbaine de l’UQAM, qui a voulu mettre sur pied une coopérative d’agriculture urbaine. La mission d’AU/LAB, c’est de rapprocher l’aliment des consommateurs, afin de les éduquer et de leur expliquer la provenance de ce qu’ils mangent. En créant une coopérative agricole, on a poussé l’aventure plus loin: on s’est associés à d’autres organismes pour abaisser les coûts de fonctionnement et faire une mise en commun des ressources», m’explique avant ma visite Louise Hénault-Ethier, directrice de la recherche, du développement et de l’innovation chez TriCycle, un membre de la coop qui se spécialise dans la production d’insectes comestibles.

Devant la volonté d’AU/LAB de mettre sur pied un tel écosystème d’économie circulaire, quatre entreprises ont manifesté leur intérêt: TriCycle, Opercule, Torréfaction Québec et Champignons Maison. C’est là que l’histoire de la Centrale agricole a débuté, en 2019. Puis, au fil du temps, d’autres organismes s’y sont greffés. La coop regroupe aujourd’hui une vingtaine d’entreprises, compte 150 membres et a vu naître une soixantaine d’initiatives d’économie circulaire. Curieuse, je cherche à comprendre pourquoi tout ce beau monde n’a pas mis sur pied un seul grand cycle d’économie circulaire, plutôt qu’une soixantaine d’initiatives.

«En ville, les entreprises agricoles sont plus petites qu’à la campagne, et elles produisent moins de déchets qui peuvent être réutilisés, ce qui fait qu’il faut compter sur la proximité pour bâtir un système d’échanges, précise Louise Hénault-Ethier. Et comme la matière organique pourrit rapidement, il faut établir plusieurs petits cycles. Chaque aliment a ses propriétés et ne peut être valorisé de la même manière qu’un autre. C’est un processus long et complexe, qui demande beaucoup de recherche et développement. Ici, à la coop, on veut créer des partenariats à long terme, faire changement du capitalisme et bâtir des relations qui vont reproduire la stabilité des milieux naturels. Dans la nature, la stabilité, c’est payant pour les écosystèmes: c’est ce qui leur permet de prospérer! C’est pareil pour l’économie circulaire.»

Forte de ces explications, je pars à la découverte de ce lieu novateur.

Vivre d’eau fraîche... et d’ombles chevaliers

Par une froide journée de janvier, je gravis donc les escaliers du 1401, rue Legendre Ouest jusqu’au local 305, où je suis accueillie par Kevin Drouin-Léger, jeune homme sympathique chargé de me guider dans les dédales de la coop. Je ne peux pas voir son sourire, masque oblige, mais derrière ses lunettes, ses yeux pétillent lorsqu’il parle de la Centrale. Bien que tout ait commencé dans un seul local de la bâtisse, l’affaire prend de l’ampleur.

«Dans les dernières années, on a vraiment réussi à bâtir une synergie industrielle. Par exemple, il n’y a aucune matière organique qui sort de ce bâtiment!» souligne Kevin, responsable des opérations de la Centrale agricole.

Pour mon premier arrêt, mon guide m’entraîne au sous-sol. Tous les étages se ressemblent dans ce bâtiment, et celui-ci ne fait pas exception: les murs sont gris et les couloirs sont éclairés par des néons. La seule différence, c’est qu’il y fait encore plus froid qu’ailleurs! Nicolas Paquin, président d’Opercule, une entreprise spécialisée dans l’élevage de poissons, nous ouvre la porte. Même si le pisciculteur fait partie de la coop depuis les débuts, il amorçait en janvier 2022 sa première année d’activité.

En entrant chez Opercule, je dois désinfecter mes bottes pour ne pas contaminer les lieux. Il y a de la fébrilité dans l’air: aujourd’hui, on procédera à la première mise à l’eau d’ombles chevaliers, une espèce de poisson indigène au Québec. Malgré tout, Nicolas et David Dupaul-Chicoine, fondateurs d’Opercule, prennent le temps de m’accueillir. Autour de moi, je vois plusieurs piscines de tailles différentes ainsi que de la machinerie. L’air est imprégné d’une légère odeur de chlore, élément chimique qui a été entièrement retiré de l’eau de la Ville qu’utilise Opercule. Eau qui doit être purifiée afin de s’assurer qu’elle soit la plus saine possible pour les poissons.

«On veut tout faire ici même: partir de l’œuf et aboutir au poisson adulte, servi à la table. Une fois qu’on sera prêts, on va commencer à livrer nos produits en vélo à tous nos clients du monde de la restauration. Dans un deuxième temps, on serait ouverts à l’idée de vendre notre omble aux particuliers», m’explique Nicolas.

D’ici décembre 2022, l’entreprise sera en mesure de vendre aux restaurants des filets d’omble de 400 grammes. Puis, à partir de décembre 2023, ce seront des morceaux de 2 kilogrammes.

Avant de quitter le sous-sol, je demande à Nicolas s’il participe à une initiative d’économie circulaire à la Centrale, outre la mise en commun des lieux. «Comme on commence à peine nos opérations, pas encore! Mais on travaille présentement sur un projet qui permettrait de revaloriser les excréments de nos poissons en les transformant en compost pour des cultures hydroponiques. En ce moment, ces cultures n’utilisent que du compost synthétique, mais il y a sans conteste un intérêt pour la matière organique.»

Avant de me ramener au troisième étage, Kevin me montre le nouveau composteur industriel de la Centrale agricole, situé tout près du local d’Opercule. Ce véritable bijou mécanique est niché au creux d’une pièce sombre et froide; il permettra un jour d’éliminer les intrants de compost à la coop.

«Les besoins en compost sont énormes, que ce soit pour le jardin du Laboratoire sur l’agriculture urbaine, sur le toit, ou bien pour les jardins communautaires de l’arrondissement. Grâce à ce nouveau composteur industriel, on produit nous-mêmes notre compost, réduisant ainsi le besoin d’en faire venir de l’extérieur. On fait présentement des tests pour fabriquer un compost de qualité optimale. Comme plusieurs de nos membres ont des cahiers des charges très précis à suivre, on doit s’assurer d’avoir un produit exceptionnel. Dans l’avenir, on aimerait même en vendre dans Ahuntsic-Cartierville!»

Le mycologue bâtisseur de maisons

Prochain arrêt au cœur du local 305, où se trouve Champignons Maison, une entreprise spécialisée en mycologie qui cultive des champignons «porteurs d’avenir», comme elle se plaît à l’indiquer dans sa mission. Je suis bien heureuse d’entrer dans cette pièce plus chaude que les précédentes. Le spectacle qui s’offre à moi est inhabituel. Un peu partout, les murs sont ouverts, laissant apparaître leur structure en bois et, à l’endroit où on s’attendrait à voir de la laine isolante rose, des blocs beiges assez compacts, tachetés de brun. Devant mon air surpris, Kevin s’empresse de me dire de quoi il s’agit.

«Ce qu’on voit, ce sont des matériaux qu’on teste afin de remplacer ceux qui servent habituellement à isoler les bâtiments. Champignons Maison veut offrir une solution de remplacement écologique, à base de mycélium, le filament que les champignons produisent sous terre. Pour le rendre étanche, on peut le combiner avec d’autres ressources naturelles comme le chanvre, le marc de café ou encore la sciure de bois.»

Geoffroy Renaud-Grignon, le fondateur de l’entreprise, arrive sur ces entrefaites et nous accueille dans son antre scientifique, où il nous montre plusieurs échantillons. Il m’explique que les champignons, en poussant, ont la propriété «d’emprisonner» certains éléments. Cela offre un grand potentiel pour disposer des matières résiduelles : en emprisonnant certains résidus de pétrole ou certains débris de construction qui ne peuvent être enfouis, les champignons leur donnent une deuxième vie, en plus de les retirer du circuit de la gestion des déchets. Champignons Maison estime pouvoir revaloriser 4 tonnes de déchets rien qu’en isolant les murs de son local de 1 800 pieds carrés.

Geoffroy m’offre de toucher certains échantillons de mycélium compressé combiné avec diverses matières. Doux au toucher, ils ressemblent étrangement aux blocs de liège qu’on utilise pour faire du yoga. La surface des échantillons semble s’écailler comme de la vieille peinture, mais c’est simplement le résultat du mélange de différentes textures. Geoffroy précise en riant: «Il faut un peu de temps pour s’habituer, mais qui sait, ce sera peut-être la nouvelle tendance dans le monde de la décoration intérieure. Si les murs sont composés de cette matière, on n’aura plus besoin de les peindre!»

Là où la magie opère

En quittant le local de Champignons Maison, au troisième étage, on aboutit dans la salle commune de la Centrale, où quelques membres de la coop sont en train de dîner. Ça sent bon le café, merci à Torréfaction Québec, une entreprise membre dont la machine à torréfier fonctionne presque continuellement. La Centrale a des airs de fourmilière: il y a constamment des gens qui passent dans les couloirs, affairés à mener à bien leur projet révolutionnaire.

Kevin commente le fonctionnement de la coop: «La mise en commun des ressources et des espaces a un grand rôle à jouer dans notre système d’économie circulaire. On dispose d’une cuisine commune pour la recherche et développement, en plus d’une chambre froide qui sert à tous les membres. En partageant ces espaces, on atteint une meilleure efficacité énergétique et on fait des économies.»

Cette organisation est des plus importante parce qu’elle permet aux membres de s’entraider et d’évoluer ensemble. Debout dans la salle à manger, j’aperçois les locaux de TriCycle, qui, en plus de sa production, publie des données scientifiques sur l’élevage d’insectes comestibles et offre des formations sur l’économie circulaire.

Un peu plus loin, il y a le local des Marchés Ahuntsic-Cartierville (MAC), un organisme sans but lucratif qui travaille depuis 2011 à améliorer l’accès de la population à des aliments frais, sains et produits localement. Au bout d’un couloir, on trouve aussi la CAPÉ, une coopérative qui désire valoriser l’agriculture biologique en circuit court.

Grâce à la mise en commun de l’expertise unique de ses membres, la Centrale agricole offre à ceux-ci des ressources et des services à ses membres en matière de communication, de distribution, de construction et même de questions juridiques.

Cet esprit d’entraide porte ses fruits. AU/LAB, qui gère la coop avec les autres entreprises fondatrices et qui est aussi un incubateur de jeunes pousses (start-up), compte accueillir annuellement quatre entreprises en démarrage afin de les accompagner dans le lancement de projets axés sur l’agriculture urbaine. Les participants sont sélectionnés en fonction de leur compatibilité avec la Centrale agricole, ce qui favorise la complémentarité: non seulement des initiatives d’économie circulaire se créent naturellement entre les membres, mais la majorité des entreprises naissantes qui sont passées par ce stage s’installent à la coop après coup. Comme dirait Kevin, la Centrale est un véritable bouillon de créativité. Et il est en ébullition.

La visite se poursuit. À travers la grisaille des couloirs, je découvre un amalgame de gens sympathiques, de textures organiques et d’arômes variés. Au troisième étage, dans un autre local, la salle d’incubation de spores de Champignons Maison me transporte dans un monde humide, rempli de magnifiques champignons bleus, roses et blancs. Dans l’espace de Lieux communs, une entreprise vinicole, c’est l’odeur sucrée du vin qui me charme, ainsi que la lumière qui se reflète sur les bouteilles. Sur le toit, qu’on ne visitera pas en raison du temps glacial, ce sont les vignes rustiques de Vignes en ville qui attendent le retour du printemps.

Chaque pièce cache un secret qui ne demande qu’à être dévoilé. Pourtant, deux heures plus tard, ma visite doit prendre fin. En quittant les lieux, je repense à ma conversation avec Louise Hénault-Ethier, directrice de TriCycle. En marchant dans la neige, je comprends mieux ce qu’elle m’a expliqué. Le 1401, rue Legendre Ouest constitue en quelque sorte un milieu naturel, et chaque entreprise, un petit écosystème qui prospère grâce à l’équilibre existant entre tous. Ensemble, les membres prouvent que l’économie circulaire est fonctionnelle en ville. Elle est même primordiale pour notre avenir à tous.

L’économie circulaire pour les nuls

Selon le Pôle québécois de concertation sur l’économie circulaire, celle-ci consisterait en «un système de production, d’échange et de consommation visant à optimiser l’utilisation des ressources a toutes les étapes du cycle de vie d’un bien ou d’un service [...]», tout ça en réduisant l’impact environnemental et en gardant en tête le bien-être des individus et des communautés. Deux actions concrètes permettent de mettre en pratique les concepts prônés par ce modèle. Premièrement, revoir les modes de production et de consommation actuels qui dilapident les ressources et qui appauvrissent les écosystèmes dont celles-ci proviennent. Deuxièmement, optimiser ces mêmes ressources afin de maximiser leurs utilisations, prolongeant ainsi leur durée de vie et leur utilité.

publicité

Plus de contenu pour vous nourrir