La grocerie du coin - Caribou

La grocerie du coin

Publié le

19 juillet 2023

Texte de

Christian Bégin

Illustration de

Mathilde Cinq-Mars

L’animateur et chroniqueur nous parle de l’épicerie de son enfance: la grocerie du coin, plus populaire que l’église, le cœur battant du quartier. Il nous parle aussi de sa nostalgie du «vivre ensemble». 
grocerie du coin
L’animateur et chroniqueur nous parle de l’épicerie de son enfance: la grocerie du coin, plus populaire que l’église, le cœur battant du quartier. Il nous parle aussi de sa nostalgie du «vivre ensemble». 
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J’ai six ans.

— Irais-tu à la grocerie pour moi?

C’était une fête.

Chaque fois.

— Oublie pas. Une pinte de lait, une livre de steak haché dans la ronde, maigre – demandes-y de l’faire devant toi – pis un cartoon de grosses Rothmans pis une Mini. Tu t’achèteras pour cinq cennes de bonbons. Pis traîne pas…

La grocerie du coin, c’tait pas gros. Y avait sept ou huit allées. Pas plus. Un comptoir à fruits et légumes. Un comptoir de boucherie. Me souviens que le boucher avait les mains rouges en permanence. Même propres. Ça m’fascinait en même temps que ça m’faisait peur. Sa femme t’nait la caisse. Une belle grosse madame qui parlait fort, qui avait beaucoup de bijoux pis un tablier blanc, toujours impeccable. Des seins comme des ogives. Les boutons d’sa blouse pouvaient péter à tout moment. J’ai beaucoup rêvé à ça. Les doigts un peu boudinés et la main généreuse pour cinq cennes de bonbons.

Y avait toujours du monde. Pis souvent du monde qui collait. On aurait dit que les gens passaient leurs journées à ‘grocerie. Ça jasait à la caisse, ça jasait au comptoir de boucherie, ça jasait dins allées. Ça aimait ça, jaser.

J’arrivais au comptoir de boucherie pis le monsieur, qui m’connaissait, qui connaissait tout l’monde pis qui médisait de personne, me laissait passer ma commande même si c’était toujours la même affaire que j’v’nais chercher chaque semaine.

— Une livre de steak haché maigre dans la ronde…
— Veux-tu j’t’a fasse devant toi?
— Oui.

Pis y prenait une tranche de steak avec ses mains rouges pis y passait ça au moulin à viande devant moi…

— J’en ai un peu plus qu’une livre, mais j’vas pas le «charger».
— OK.
— Veux-tu goûter à d’quoi d’bon?
— Oui S.V.P. – j’avais «spotté» c’qui trônait sur le dessus du comptoir pis y l’savait ben…

Une bonne fois, y avait pris, avec ses mains qui avaient touché à la viande crue (!), un morceau de saucisse cuite dans une assiette su l’dessus du comptoir, il l’avait trempé dans d’la moutarde baseball pis y me l’avait donné.

C’était bon.

Chus pas mort.

— Tu diras à ta grand-mère qu’on joue aux cartes dimanche midi avec les Gagnon, si ça y tente… Pis tu diras à ton grand-père qu’y a une game de baseball au Centre civique.

On est à Montréal-Est, début des années 1970.

La grocerie est plus populaire que l’église. C’est le cœur battant du quartier. Parce que ces gens-là nous nourrissent. Y ont à cœur de nous nourrir.

C’est important, nourrir son monde, l’air de rien…

Le monde change.

Aujourd’hui, les groceries existent pu. Ou pas d’la même façon.

Aujourd’hui, on rentre dans une grande surface et on veut juste en sortir rapidement. On court dans les allées!

On court souvent.

Le nombre d’allées et les dizaines de milliers de produits accessibles sont presque anxiogènes et témoignent d’un mensonge sur lequel s’est construit notre rapport mercantilisé et instrumentalisé à l’alimentation.

Se nourrir, qui est un geste simple et essentiel et identitaire (oui !) et ancré dans quelque chose de profondément intime et signifiant, a été détourné au profit d’une industrie de l’alimentation peu soucieuse de nous nourrir, pour vrai.

Tout avoir tout l’temps, en quantité astronomique, relève plus d’un dictat de l’économie de marché et d’une fausse promesse de pouvoir d’achat que d’une réelle préoccupation de bien nous nourrir.

C’est une grosse business, asteure.

Entendez-moi bien, je dis pas comme un vieux croûton que «c’était donc meilleur avant!»

Seulement, des fois, quand j’entre à l’épicerie, quand je vois les parkings pleins au Costco ou au Walmart, ben j’essaie de comprendre en quoi certains changements nous ont conduits au meilleur de nous-mêmes… ou pas. Pis, oui, je l’avoue, je l’affirme, je pleure un peu la mort de la grocerie du coin, de ce qu’elle disait de nous… même si on n’y trouvait pas toutte.

Vivre ensemble, se nourrir, c’est pas un parking plein pis des charriots qui débordent…

D’autant plus que ce mirage ne miroite pas également pour tout le monde.

Vivre ensemble, se nourrir, des fois, c’est aussi une main pas fraîche lavée qui te tend un bout de saucisse trempé dans ‘moutarde pis une madame aux seins titanesques qui plonge un peu trop profond ses doigts boudinés dans le bocal de bonbons pour que t’en aies plus pour ton cinq cennes…

On jase, là…

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