Horaires de fou, pression constante, salaires minables⊠ĂȘtre cuisinier, ce nâest pas toujours facile, et ça a nĂ©cessairement des rĂ©percussions sur la vie de famille. La clĂ© pour ĂȘtre en couple avec un chef ou un restaurateur? Ătre aussi passionnĂ© que sa douce moitiĂ©! Câest ce quâon constate lorsquâon assoit trois blondes de chefs et le chum dâune restauratrice Ă la mĂȘme table. Discussion.
Propos recueillis par Audrey Lavoie
Photos de Maxime Juneau | letatbrut.com
Les invités
Marie-JosĂ©e Beaudouin travaille en restauration depuis toujours et collabore avec le pĂątissier Patrice Demers depuis sept ans. Patrice et elle forment un couple depuis cinq ans et se sont mariĂ©s lâautomne dernier. Ils ont ouvert ensemble leur boutique, Patrice pĂątissier, en fĂ©vrier 2014 dans le quartier Petite-Bourgogne, Ă MontrĂ©al.
Marilou Wilkie est serveuse au restaurant SoupeSoup du Vieux-MontrĂ©al depuis quelques annĂ©es, aprĂšs une incursion dans le monde de la pĂątisserie. Elle a pour compagnon le cuisinier Bertrand GiguĂšre, chef au Salon exĂ©cutif de la Banque Nationale depuis cinq ans. Ensemble depuis dix ans, ils ont deux enfants : un garçon de cinq ans et une fille dâun an.
Magalie Loiselle est la fille du chef Gaston Loiselle. Elle a grandi dans lâunivers de la restauration et est aujourdâhui neuropsychologue. Elle forme un couple avec Guillaume Sparks-BeaulĂ© depuis 15 ans. Guillaume Ă©tait jusquâĂ tout rĂ©cemment chef du restaurant Pullman, Ă MontrĂ©al. Il Ă©tudie maintenant pour enseigner la cuisine. Ils ont deux fillettes, une de trois ans et une dâun an.
Rémi Montesinos partage sa vie depuis 23 ans avec Christine Lamarche, copropriétaire du Toqué! Rémi et Christine ont deux enfants, une fille de 21 ans et un garçon de 17 ans. Comédien de formation, Rémi a été papa à la maison plusieurs années et travaille maintenant au Toqué! comme livreur, magasinier et homme à tout faire.
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Vous vivez avec des chefs, des restaurateurs. Beaucoup de gens sâimaginent sans doute que le bon vin et la bonne bouffe font partie de votre quotidien. Est-ce glamour, la vie avec un chef?
Marie-JosĂ©e: Non, ce nâest pas glamour. Tous les chefs font des heures de fou. Ils travaillent de 65 Ă 80 heures par semaine. Quand ils ne sont pas au restaurant, ils passent des commandes, ils pensent Ă leur prochaine recette⊠Câest une vocation, ĂȘtre chef. Ăa les habite 24 heures sur 24. Ils ne dĂ©crochent jamais.
Magalie: Totalement dâaccord!
Marie-JosĂ©e: Les gens me demandent comment je fais pour ne pas ĂȘtre grosse⊠Je prĂ©pare moi-mĂȘme mes lunchs! Patrice ne me fait jamais de dessert Ă la maison. Il nây a pas de choux Ă la crĂšme quand jâouvre le frigo. Notre dessert classique Ă la maison, câest des pastilles de chocolat!
Magalie: Moi, je dois dire que je ne lĂšve pas le petit doigt dans la cuisine. Avec mon pĂšre, câĂ©tait pareil. Je me dĂ©brouille, je suis capable de me prĂ©parer des trucs, mais ça me prend du temps. Et je nâaime pas manger quelque chose qui nâest pas bon. Guillaume fait Ă manger, mais on dĂ©pend toujours de ses horaires. Câest arrivĂ© quâil mette tout dans lâassiette, comme au resto, et nous laisse ça dans le frigo. CâĂ©tait cute!
RĂ©mi: Quand le resto est fermĂ©, les dimanches et les lundis soir, câest Christine qui prĂ©pare le souper⊠parce quâelle veut quâon mange bien! Sinon, câest moi qui fais le repas; jâai toujours fait la cuisine, puisque jâĂ©tais Ă la maison pendant que Christine travaillait.
Cet article est paru initialement dans le numéro 2, Restaurants, en avril 2015.
«En restauration, comme au thĂ©Ăątre, on travaille Ă des heures inhabituelles. Quand les autres se font du fun, nous, on travaille.» âRĂ©mi
Vous ĂȘtes tous liĂ©s dâune maniĂšre ou dâune autre au monde de la restauration. Est-ce que pour vivre avec un chef ou un restaurateur, il faut ĂȘtre un peu dans le milieu? Marilou: Je pense quâĂ cause des horaires atypiques, on se tient avec des gens qui appartiennent eux aussi Ă ce milieu-lĂ . RĂ©mi: Câest vrai que câest un mĂ©tier tellement particulier⊠Une Française qui a travaillĂ© au ToquĂ©! quelques annĂ©es trouvait ça bizarre que je puisse ĂȘtre le compagnon de Christine sans ĂȘtre issu du milieu de la restauration. Elle croyait quâon ne peut pas vivre une relation amoureuse avec quelquâun qui travaille dans la restauration sans faire partie aussi de ce monde. Marie-JosĂ©e: Je pense que ça facilite les choses. Sinon, il faut avoir un entourage comprĂ©hensif. Ma mĂšre a mis des annĂ©es Ă comprendre quâon ne serait pas lĂ au jour de lâAn ou Ă la fĂȘte des MĂšres. Marilou: Si on nâest pas en restauration, on est vraiment Ă lâenvers des horaires de lâautre, et il faut accepter de le voir moins. Quand on a des enfants, comment compose-t-on avec le fait dâavoir un conjoint qui nâest pas lĂ pour les fĂȘtes importantes, pour la routine du soir, le souper, etc.? RĂ©mi: Moi, je pense que Christine a trouvĂ© ça plus difficile que moi quand les enfants Ă©taient petits de ne pas ĂȘtre lĂ pour le bain, le dodo. Personnellement, je nâai jamais trouvĂ© ça laborieux. Magalie: Je trouve ça lourd, parfois. LĂ , ça va. Depuis lâautomne, Guillaume a un horaire plus «normal», mais avant ça, quand jâallaitais encore la plus jeune et que jâĂ©tais souvent toute seule avec les deux petites, câĂ©tait un peu heavy. Si je finis Ă 16h30, je me dĂ©pĂȘche, je ramasse les petites Ă la garderie, jâarrive chez nous, ouf!⊠Marilou: Mais on sait dans quoi on sâembarque avant de faire des enfants avec son conjoint. Ăa fait longtemps quâon lâa acceptĂ©. Je suis passĂ©e par lĂ , je sais câest quoi. Au bout du compte, il va se donner dans dâautres facettes de la vie de famille. Magalie: Oui, câest vrai. Mon chum participait Ă la vie de famille, il faisait le souper. Mais aprĂšs le bain et le coucher des enfants, câĂ©tait le bordel dans la cuisine, il fallait ranger, faire le lunch⊠Et finalement, je finissais de plier le lavage devant les nouvelles Ă 22h, sans avoir pris une minute de break.«Quand tâes avec quelquâun de la restauration, tâes all in. Sinon, tu ne serais pas lĂ .» âMarie-JosĂ©e
Est-ce Ă cause de cette conciliation travail-famille trop difficile que Guillaume a dĂ©cidĂ© de quitter les cuisines? Magalie: Il Ă©tait triste de ne jamais ĂȘtre lĂ quand les filles faisaient des choses cute. Ăa le faisait profondĂ©ment chier. Il est passionnĂ© de cuisine, mais il aime encore plus ses filles. En mĂȘme temps, il avait le goĂ»t dâaller vers lâenseignement depuis longtemps. Il se disait: «Je vais faire comme mon beau-pĂšre et je vais ĂȘtre prof Ă lâITHQ. Je vais avoir quatre mois de vacances par annĂ©e, ça va ĂȘtre vraiment gĂ©nial.» Mais avant dâĂȘtre prof, mon pĂšre a travaillĂ© comme un fou. Quand jâĂ©tais jeune, il nâĂ©tait jamais lĂ parce quâil oeuvrait encore en restauration; il avait huit jobs en mĂȘme temps. Quand je voulais le voir, vers huit ou neuf ans, je restais Ă©veillĂ©e vraiment tard. Aviez-vous peur que ce genre de situation se reproduise avec votre conjoint et vos enfants? Magalie: Jâaurais trouvĂ© ça plate. Je nây ai pas vraiment pensĂ©, mais je crois que Guillaume souffrait davantage que moi de ne pas pouvoir ĂȘtre assez avec les filles. Je ne pense pas quâil va regretter son choix dâavoir quittĂ© son ancien travail⊠Marilou: De notre cĂŽtĂ©, on est tellement bĂ©nis que Bertrand ait Ă©tĂ© engagĂ© au Salon exĂ©cutif de la Banque Nationale! Maintenant, on vit le contraire de la situation typique dâun restaurateur. Il doit ĂȘtre au travail Ă 6h du matin pour faire le dĂ©jeuner et le dĂźner. Il y reste jusquâĂ 14h. Puis, il a le samedi et le dimanche de congĂ©, ce qui nâarrive jamais en restauration. Il est lĂ le soir et la fin de semaine, et ce, depuis la naissance de notre premier enfant. Il nâaurait pas envie, avec des enfants en bas Ăąge, de retourner Ă son ancienne vie. Mais quand il y pense vraiment, ça lui manque un peu⊠Il ne ressent pas la mĂȘme adrĂ©naline aujourdâhui. Il a fait ce choix pour la famille⊠Marilou: Absolument. Mais il adore son boulot au Salon exĂ©cutif, parce que câest lui qui crĂ©e le menu et quâil ne «flippe» pas des burgers. Il y a toujours des avantages et des dĂ©savantages associĂ©s aux choix quâon fait. On adopte un mode de vie beaucoup plus sain quand on travaille de jour, et ça fait du bien. Marie-JosĂ©e: Oh oui! Parce que les horaires de soir mĂšnent Ă quelques excĂšs? RĂ©mi: Quand on est dans lâunivers de la restauration, les excĂšs sont Ă notre portĂ©e, que ce soit en termes de nourriture ou de vin⊠Ăa dure un certain temps puis, Ă un moment donnĂ©, on se calme. Bien sĂ»r, il y en a qui y vont plus intensĂ©ment que dâautres. Marie-JosĂ©e: Ceux qui durent dans le mĂ©tier sont ceux qui se calment. Je lâai fait. Je suis sortie, jâai bu. Mais Ă un moment, le corps vieillit, et on frappe un mur. Est-ce que ça devient frustrant de voir lâautre sortir jusque tard dans la nuit? Magalie: Si on ne le vit pas bien, on ne reste pas avec la personne. Marilou: Sinon, on ne forme pas une bonne Ă©quipe, surtout quand les enfants entrent en ligne de compte. Ăvidemment, une fois quâon fonde une famille, il faut que ce soit un peu plus planifiĂ©. On ne veut pas que lâautre parent sorte tout le temps, parce que les enfants ont besoin dâune routine. Vos conjoints travaillent Ă©normĂ©ment, ils sont passionnĂ©s. Est-ce que vous avez parfois lâimpression de passer aprĂšs leur travail? (Ă lâunisson): Non. RĂ©mi: Non, parce que câest ça qui fait vivre la famille. Sans ça, je ne sais pas ce quâon ferait. Magalie: Câest sĂ»r que, des fois, on se fĂąche, par exemple quand on essaie de faire quelque chose en famille et quâon voit son conjoint passer des commandes pendant que les enfants pleurent⊠Mais je ne me suis jamais sentie nĂ©gligĂ©e pour autant. Marie-JosĂ©e: Les chefs en gĂ©nĂ©ral sont des passionnĂ©s. Ăa se traduit par certains avantages: quand ils aiment une personne et quâils choisissent de faire leur vie avec elle, ils vivent intensĂ©ment chaque moment passĂ©s Ă deux. Et puis, nous, en tant que conjoint, on doit ĂȘtre indĂ©pendant. Si notre partenaire nous dit quâil sera lĂ Ă 17h15, il y a de bonnes chances que ça ne se rĂ©alise pas. Et il ne faut pas paniquer si, Ă 18h30, il nâest pas encore rentrĂ©! Il arrivera quand il arrivera. On doit prendre ça avec philosophie, sinon on sâen fait continuellement. Cette vie-lĂ convient Ă un certain type de personnes. Marilou: Et câest sĂ»r que lâactivitĂ© quâon fera en famille risque dâĂȘtre une visite au marché⊠Mais câest super, les enfants apprennent Ă apprĂ©cier les bons produits! Magalie: En effet, il faut aimer la bouffe nous aussi parce que la vie tourne autour de ça. Marie-JosĂ©e: Il ne faut pas ĂȘtre totalement normal pour faire ce mĂ©tier-lĂ . Et je ne le dis pas de façon pĂ©jorative. Les chefs, ce sont des artistes. RĂ©mi: Ce sont des ĂȘtres crĂ©atifs, et quand on est crĂ©atif, quâon soit peintre, metteur en scĂšne ou cuisinier, on ne vit pas sur la mĂȘme planĂšte que les autres. Pour ĂȘtre avec eux, faut-il ĂȘtre soi-mĂȘme hors normes? Marie-JosĂ©e: Moi, je suis en restauration, alors je sais que je ne suis pas normale! [Rires]Cet article est paru initialement dans le numĂ©ro 2, Restaurants, en avril 2015.