Le tragique destin du cerf de Boileau - Caribou

Le tragique destin du cerf de Boileau

Publié le

19 décembre 2018

Texte de

Nicolas Mesly

Le 17 décembre dernier, les 60 dernières bêtes du troupeau de 3000 têtes de Cerf de Boileau ont été abattues. C’est toute une expertise et un produit-phare de la gastronomie québécoise qui sont partis en fumée. Que s’est-il passé pour en arriver là? Caribou a refait le fil des événements pour tenter de comprendre.
Crédit photo: Nicolas Mesly
Le 17 décembre dernier, les 60 dernières bêtes du troupeau de 3000 têtes de Cerf de Boileau ont été abattues. C’est toute une expertise et un produit-phare de la gastronomie québécoise qui sont partis en fumée. Que s’est-il passé pour en arriver là? Caribou a refait le fil des événements pour tenter de comprendre.
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Lorsque Denis Ferrer, directeur de Cerf de Boileau, a reçu un avis de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) le 10 septembre dernier, il est tombé en bas de sa chaise. Un des cerfs de l’élevage abattu dans l’abattoir de l’entreprise à Saint-André-Avellin, avait été diagnostiqué de la maladie débilitante chronique (MDC). La bête faisait partie d’un lot destiné à une star outre Atlantique, le boucher belge Hendrick Dierendonck, qui fournit les plus grandes tables d’Europe.

Ferrer, a su sur le coup que 25 ans de sa vie dévouée au développement et à la promotion du cerf de Boileau lui filait entre les doigts. La MDC est aux cervidés – cerf, orignal, wapiti, caribou – ce que l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), communément appelée «vache folle», est aux bovins. Il existe une version de cette affection chez le mouton et aussi chez les humains appelée Creutzfeld Jakob. Ce sont des maladies transmissibles à prions, des protéines dégénérées qui s’agglutinent sur les neurones et transforment le cerveau en éponge. C’est cette virulente petite protéine qui va rayer de la carte l’élevage de cerfs rouges le plus notoire de la planète!

«Dès qu’on a reçu le diagnostic de MDC sur une de nos bêtes, je me suis senti comme si on envahissait ma maison. Je ne pouvais rien faire, rien expliquer, comme si j’étais un criminel», relate en entrevue téléphonique Denis Ferrer, qui s’est vu décerner le prix Renaud-Cyr, catégorie artisan, en 2002. Du coup, l’ACIA a ordonné l’abattage complet du troupeau de Cerf de Boileau, une marque de venaison privée qui appartient à l’homme d’affaires canadien et mécène, Doug Harpur.

L’affaire, reprise par un grand média, a provoqué un vent de panique. «Contrairement à la vache folle, la MDC n’est pas transmissible à l’humain, du moins ce n’est pas prouvé jusqu’à ce jour», explique Xavier Roucou, spécialiste des prions et professeur de biochimie à l’Université de Sherbrooke. Cela dit, l’expert recommande à titre préventif, tout comme l’Organisation mondiale de la santé et Santé Canada, de ne pas consommer de la viande d’un animal infecté. On saura si le prion de la MDC est transmissible aux humains qu’après des tests effectués sur des singes, ce qui prendra encore plusieurs années.

Un premier cas de MDC au Québec

Le cas de maladie débilitante chronique diagnostiqué dans l’élevage de Cerf de Boileau a été le premier au Québec. Avant cette découverte, un test aléatoire de cinq bêtes par lot abattu était testé dans les abattoirs sous inspection fédérale ou provinciale. Dorénavant, tous les cervidés d’élevage seront analysés. Les cas positifs, comme celui du cerf de Boileau, sont retirés de la chaîne alimentaire. Depuis 2002, 31 500 bêtes ont été analysées par l’ACIA, le ministère de l’Agriculture des pêcheries et de l’alimentation (MAPAQ) et le ministère de les Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP).

«Les prions sont des agents particulièrement infectieux. Dans le cas de la MDC, ils peuvent se transmettre par un baiser entre un cerf sauvage et un animal d’élevage. Ces organismes peuvent traîner dans l’urine ou les féces, dans l’herbe ou la terre. Ils résistent à la chaleur et au froid extrêmes et sont pratiquement indestructibles», poursuit Xavier Roucou. L’expert explique aussi que les animaux sauvages comme les corneilles, les lynx ou les ours, peuvent aussi être des vecteurs de prion de MDC en dévorant une carcasse, sans toutefois en être eux-mêmes victimes.

Le MFFP est sur un pied d’alerte depuis le dévoilement du premier cas de MDC. On craint une transmission du prion des animaux de l’élevage aux cousins sauvages, comme cela s’est produit ailleurs en Amérique du Nord. «Nous pensons que la MDC a été introduite au Canada, en Saskatchewan, par l’importation d’un mâle reproducteur du Nord Dakota dans une ferme d’élevage en 1996. Depuis, elle s’est propagée comme un feu de brousse et elle est hors de contrôle», explique Iga Stasiak, spécialiste de la santé de la faune au ministère de l’Environnement de la Saskatchewan. Selon Mme Stasiak, dans certaines régions de cette province, la maladie est responsable d’un fort déclin de la population sauvage. La Saskatchewan est une des deux provinces canadiennes, avec l’Alberta, affligée par la MDC.

Détectée une première fois en 1960 aux États-Unis, la maladie débilitante chronique est présente aujourd’hui dans 24 États américains.

Dès le 28 septembre, les agents du MFFP ont bouclé un périmètre de contrôle et de surveillance de la MDC de 45 kilomètres autour de l’entreprise Cerf de Boileau. Quelque 1200 cerfs sauvages ont été abattus et leurs carcasses ont été analysées. Tous les tests sont revenus négatifs. Le 30 novembre, soit un peu plus de deux mois après la découverte du premier cas de MDC, 10 autres bêtes provenant de l’élevage Cerf de Boileau ont été déclarées porteuses de la maladie, portant à 11 le nombre total de bêtes infectées.

À la recherche d’un coupable

«Les onze cas de MDC diagnostiqués proviennent d’un seul des 70 parcs d’élevage répartis sur nos 3 fermes», explique Denis Ferrer. L’éleveur se demande toujours comment le prion a pu contaminer les bêtes de ce lot en particulier. Et pourquoi, les autorités n’ont pas procédé à un abattage graduel en se basant sur un indice de prévalence soit, à partir de quel nombre de bêtes infectées doit-on abattre un troupeau complet?

Denis Ferrer ne s’explique pas cette contamination. D’abord, parce que l’élevage était en reproduction fermée, c’est-à-dire que l’entreprise n’a jamais importé de mâles ou de femelles, susceptibles d’être porteurs de la maladie. L’entreprise a opté pour l’insémination artificielle ou le transfert embryonnaire, justement pour limiter les risques. Ensuite, les animaux décelés porteurs de la MDC ont été abattus à l’âge de 14 mois, alors que l’ACIA mentionne que la période d’incubation – le moment où un animal est infecté et celui où la maladie se manifeste – est de 16 à 36 mois. De son côté, l’ACIA mène présentement une enquête épidémiologique. «Il est encore trop tôt pour déterminer la source de la maladie», explique Lisa Murphy, relationniste média, par voie de courriel.

Une expertise québécoise rayée de la carte

L’entreprise Cerf de Boileau négocie en ce moment une compensation monétaire avec l’ACIA. Mais pas un million de dollars ne pourra remplacer l’expertise acquise au cours des trois dernières décennies pour développer le «caviar des viandes». Car le grand saut des fermes du Cerf de Boileau jusque dans les temples gastronomiques du Québec s’est réalisé au prix d’un travail acharné. C’est une combinaison d’amélioration génétique, d’alimentation des bêtes et de bien-être animal qui ont donné la réputation internationale à Cerf de Boileau. De plus, «toutes nos installations, y compris l’abattoir, ont été réalisées avec l’expertise du Dr Temple Grandin pour réduire au minimum le stress des animaux», explique Denis Ferrer.

L’experte américaine en bien-être animal, Dr Grandin, conseille l’industrie animale partout sur la planète. La viande d’un animal stressé est aussitôt repérable, parce qu’elle forme une pellicule gluante à la cuisson. En ayant construit l’abattoir multiespèces au coût d’environ 10M$ près de ses 3 fermes à Saint André-Avellin, l’entreprise Cerf de Boileau minimisait aussi le stress provoqué par le transport des bêtes. Selon Denis Ferrer, le propriétaire Doug Harpur, qui s’apprêtait à construire une quatrième ferme, n’a pas l’intention de relancer l’entreprise. Celle-ci employait 70 personnes.

Le cri du cœur de Normand Laprise

Le propriétaire du restaurant Toqué!, Normand Laprise, qui a fait du cerf de Boileau son produit-phare, n’hésite pas à parler de «tragédie» et de «perte identitaire» pour le Québec. Car les plus grands chefs, l’Italien Massimiliano Alajmo ou encore le Français Éric Ripert, installé à Manhattan, ont tous louangé la viande de Cerf de Boileau, «un produit d’une qualité exceptionnelle avec une traçabilité impeccable où chaque pièce de viande servie pouvait être retracée à ses géniteurs. On ne peut pas en dire autant de la viande en général vendue au Québec», dit Normand Laprise. Ce dernier écoule en ce moment à sa table les derniers quartiers de viande provenant des bêtes de Cerf de Boileau testées négatives à la MDC.

Bien que Normand Laprise ne cache pas ses liens d’affaires avec le propriétaire de l’entreprise, Doug Harpur, il affirme ne pas être en conflit d’intérêts en disant que les autorités semblent avoir géré la situation «avec la peur d’avoir peur». «Combien de temps le Québec va-t-il être exempt de MDC alors que les bêtes sauvages ne connaissent pas de frontière?» s’interroge M. Laprise, qui craint que l’élevage de Cerf de Boileau ait été éliminé en vain.

Crédit photo: Dominique Lafond
«Je trouve déplorable qu’aucun chef ou aucune association du monde agroalimentaire ne soit venue à la défense de Cerf de Boileau. Pourtant nombreux sont ceux qui ont surfé sur sa réputation d’excellence pour servir de la viande de cerf qui ne provenait pas de cet élevage.»
Normand Laprise

Le réputé chef n’hésite pas à faire un lien avec la crise de listériose de 2008 où des milliers de kilogrammes de fromages avaient été détruits, plombant la viabilité économique de plusieurs fromageries artisanales. Ces dernières sont le porte-étendard d’une industrie qui génère 6,1G$ au PIB. Par la suite, Québec avait dû admettre s’être trompé de coupable en ciblant les fromages au lait cru, mais le mal était fait. La Belle Province, qui se gargarise de la qualité et l’authenticité de ses produits du terroir sur toutes les plateformes internationales, devra faire son examen de conscience sur sa gestion des risques, car elle a déjà coupé les ailes à de talentueux entrepreneurs, se désole-t-il.

«C’est un carnage! Pas seulement pour les bêtes de Cerf de Boileau, mais pour les 1200 bêtes sauvages abattues de façon à ce qu’elles ne puissent même pas servir aux banques alimentaires», s’indigne Normand Laprise. Si, dans quelques années, la MDC est présente au Québec, une des plus belles cartes de visite de la gastronomie québécoise aura disparu… pour rien. À 57 ans, Denis Ferrer, lui, dit réfléchir à son avenir.

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