Quand la campagne fait place à la ville
Au milieu des années 1950, les terres de Saint-Laurent et de Saint-Léonard étaient achetées par des spéculateurs qui les revendaient ensuite. André Jasmin explique qu’ils déposaient un chèque alléchant sur la table des cultivateurs du chemin du Bois-Franc. Ceux-ci avaient du mal à résister à l’attrait de l’argent qu’on leur proposait, surtout s’ils avançaient en âge ou s’ils n’avaient pas de relève. Cette spéculation foncière a changé le visage des secteurs agricoles du nord de Montréal.
Micheline Bastien se souvient que son père n’avait aucune envie de vendre sa ferme; il résistait pendant qu’autour de lui les voisins vendaient et s’en allaient vivre en ville ou partaient s’installer dans une nouvelle ferme hors de l’île. Il a tenu bon un bout, mais s’est résolu à vendre en 1955 et a racheté une ferme moins chère à La Plaine. Le déménagement a eu lieu trois ans plus tard. Micheline, qui avait alors 16 ans, s’en souvient comme du jour où elle a été le plus fatiguée de toute sa vie: en plus de la maisonnée, il a fallu déménager les vaches, le taureau, les balles de foin, les poules et tous les instruments aratoires. Ce soir-là, quand l’adolescente s’est effondrée de fatigue, elle ne savait pas que ses parents, eux, avaient passé la nuit précédente à pleurer. «Ce fut un choc pour mon père de quitter la terre où avaient vécu son père et son grand-père, et où lui-même avait eu ses enfants.»
À la même époque, André Jasmin recevait son diplôme du collège et obtenait un premier emploi dans une banque. «C’était si ennuyant pour moi qui étais habitué de travailler sur la terre!» s’exclame-t-il. Au bout de trois mois, il est donc retourné à la ferme, mais là-bas, la production avait ralenti: son père vieillissait, et les enfants, aux études, étaient moins présents pour aider. C’est alors que sa mère a lancé une idée: pourquoi ne pas démarrer un centre de jardin? Ça n’existait presque pas à l’époque, explique celui qui a fait grandir la Pépinière Jasmin avec sa fratrie et avec l’aide du paternel. Celui-ci avait fini par vendre, non sans chagrin, des parcelles de sa terre, mais en conservant au moins 500 000 pieds carrés pour la pépinière.
En ce qui concerne Léopold Cardinal, le début de la fin est survenu avec un avis d’expropriation: sa terre, tout comme celle des voisins, était limitrophe à l’aéroport de Dorval, qui avait besoin de nouvelles pistes. En 1961, la famille Cardinal a donc dû quitter la ferme pour aller s’installer dans le noyau villageois de Saint-Laurent. Léopold, qui frisait la cinquantaine, n’avait pas l’énergie de redémarrer une ferme ailleurs, surtout que ses enfants manifestaient peu d’envie de prendre la relève. «Un cultivateur, c’est un entrepreneur, avec toute l’autonomie qui vient avec. Commencer à travailler pour d’autres à 50 ans, ç’a été dur pour mon père», se rappelle Aurèle Cardinal, qui avait 16 ans l’année du déménagement. Finalement, les nouvelles pistes prévues n’ont jamais été construites. Léopold est souvent retourné marcher ou faire du ski de fond sur sa terre.
D’hier à aujourd’hui
«Notre alimentation n’a pas changé quand on est déménagés à La Plaine, affirme Micheline Bastien. On avait encore nos vaches, nos poules, et on a fait un grand jardin au printemps.» Deux des fils de Bernard Bastien sont devenus à leur tour producteurs laitiers dans la région de La Plaine. Ainsi, Yvan Bastien est aujourd’hui propriétaire de la ferme GeoBastien de Sainte-Anne-des-Plaines, baptisée ainsi en l’honneur de son père et du clan Bastien. Mais aujourd’hui, à l’angle des rues Jarry et Langelier, peu de traces subsistent de la ferme des Bastien et de cette époque pas si lointaine où Saint-Léonard, qui a déjà été surnommé «le jardin de Montréal», était une campagne agricole.