Haute cuisine pour emporter: la naissance d’une nouvelle tendance
Publié le
23 octobre 2020
La seconde fermeture des restaurants d’une bonne partie de la province au début du mois d’octobre a provoqué la consternation d’un milieu déjà aux prises avec une précarité évidente depuis le printemps, mais elle a aussi favorisé l’émergence d’initiatives qui pourraient changer de façon durable l’image et le rapport que nous entretenons avec la cuisine haut de gamme. Une petite révolution se prépare-t-elle derrière les fourneaux des plus grandes tables du Québec?
Texte de Sophie Ginoux
Antonin Mousseau-Rivard est au volant d’une voiture de livraison lorsque nous le joignons. Le chef du Mousso, classé parmi les meilleurs restaurants gastronomiques au Canada, apporte en effet lui-même les boîtes de repas commandées par ses clients depuis que son établissement a dû, comme bien d’autres, fermer ses portes pour une seconde fois le 28 septembre. Et étonnamment, il ne semble pas du tout aigri par cette situation: «Nos nouvelles formules à emporter ont un succès fou! Nous avons fourni plus de 100 boîtes à 160$ (un repas complet pour deux personnes) lors de l’Action de Grâce, et c’est la même chose chaque semaine pour nos boîtes Steakhouse, végétariennes et celle du Défi 28/28 Take Out à 28$.»
Avons-nous bien entendu? Est-il vraiment possible de manger un repas de signature Mousso à 28 dollars? Eh bien oui, on peut se faire livrer un sandwich thon-katsu, accompagné d’une salade de saison, de chips et d’un cannelé pour le prix d’une entrée au célèbre restaurant pendant tout le mois d’octobre. Ce dernier n’est d’ailleurs pas le seul à avoir embarqué dans une opération séduction qu’on aurait pensée inimaginable avant la pandémie. Les fines toques de La Chronique, Juni, Hoogan et Beaufort, l’ITHQ et Marconi, pour ne citer qu’elles, ont aussi décidé de suivre l’initiative lancée le 30 septembre par Charles-Antoine Crête, du Montréal Plaza; initiative qui consiste en l’offre d’un petit menu pour une personne, entrée et douceurs compris, au prix de 28 dollars jusqu’au 28 octobre. Et ce faisant, même si cette action est circonstancielle, ces participations déboulonnent le mythe du restaurant que l’on ne fréquente qu’à certaines occasions, budget oblige.
Explosion des offres
Le Défi 28/28 Take Out peut faire sourire au premier abord, mais il reflète l’émergence d’une nouvelle tendance qui a de bonnes chances de perdurer après la crise sanitaire: la cuisine haut de gamme pour emporter. Le simple fait de marier ces termes semble inconcevable, et pourtant, en l’espace de quelques mois, les sempiternels pizzas, souvlakis et riz frit chinois se sont vus concurrencer par des offres de plus en plus travaillées, allant des raviolis au crabe des neiges jusqu’au moelleux au chocolat et au foie gras.
Dans l’est de la province, le festival Québec Exquis a lancé le bal le 8 octobre avec des menus spéciaux pour emporter jusqu’à la fin du mois proposées par les plus fines tables en ville, comme le Laurie Raphaël, Chez Boulay, Le Clocher Penché et L’Auberge Saint-Antoine. Le Sam du Fairmont Château Frontenac, tenu par le Chef de l’année 2019 aux Lauriers de la gastronomie québécoise, Stéphane Modat, participe aussi à cet événement, mais présente en plus, comme d’autres, son propre menu pour emporter avec des propositions aussi alléchantes que du poulet de Cornouailles au BBQ, ainsi que du risotto aux fruits de mer et à la bisque.
Dans la métropole montréalaise, le mouvement est similaire. Le Renoir, Maison Boulud, Bouillon Bilk, H4C, Chez Sophie, Jatoba et Ikanos disposent maintenant tous d’une formule pour emporter à des tarifs divers. Au nombre de ces nouveaux venus sur un marché où on ne les attendait pas du tout, on retrouve Normand Laprise, chef emblématique du Toqué! et propriétaire du Beau Mont, de deux Brasserie T! et de la franchise Burger T!. Depuis quelques jours, il présente le menu Signé Toqué!, qui rassemble les plats les plus appréciés dans tous ses établissements en formule pour emporter.
Alors, avec le même souci de qualité et les mêmes fournisseurs qui ont fait sa marque de commerce, le chef a développé son comptoir épicerie et a lancé un menu dont les livraisons sont assurées par les serveurs du groupe, qui peuvent du même coup conseiller les clients auxquels ils apportent les repas. «C’est une façon de survivre, d’assurer une continuité et des salaires. Nous n’avons pas le choix d’innover, mais je crois qu’il est possible de se réinventer sans perdre ses valeurs.»
La haute gastronomie… en boîte?
Se réinventer est une chose, mais peut-on réellement proposer de la fine cuisine à emporter? À cette question, Antonin Mousseau-Rivard répond honnêtement: «Non, la haute gastronomie ne se fait pas en boîte. Toutefois, il y a une façon de faire des boîtes gastronomiques.» Le chef du Mousso a longuement planché sur un concept qui lui permettrait de lier sa table au domicile de ses clients. «J’ai dû troquer certains produits pour d’autres, c’est sûr. Le canard vieilli a été remplacé par de la côtelette de porc, par exemple. Et on brûle tout un stock de produits qu’on aurait peut-être écoulés en l’espace d’un an au restaurant, comme notre purée d’ail des bois. Mais je garantis qu’il y a la touche Mousso derrière tout ce que je livre : les techniques de préparation, les meilleurs ingrédients, le visuel, jusqu’au cure-dent sculpté dans le sandwich de la formule à 28 dollars.»
Un état d’esprit que partage Constant Mentzas, le chef du Ikanos. Habitué à dresser des assiettes complexes qui ne tiendraient pas la route en formule à emporter, il a centré son menu sur des entrées crues et des grillades. «Demander à des gens de réchauffer un homard mi-cuit avec une glace pochée et des tortellinis frais, ce serait un fiasco, admet-il. Mais en adaptant mon offre, le facteur de risque est moins grand.» On retrouve donc entre autres sur son menu retravaillé des tartares raffinés, de la dorade royale grillée et du carré d’agneau. Et le chef a même poussé l’audace en créant deux restaurants éphémères 100% virtuels – une taverne «à la grecque» et un restaurant de sushis éclatés – pour garder son personnel et passer à travers une période plus qu’incertaine.
De l’entrée au dessert
Les gourmands le savent. Un excellent repas s’achève avec un excellent dessert. À ce chapitre, nous avons la chance au Québec de compter de nombreux pâtissiers de talent. Certains boutiquiers comme Patrice Demers (Patrice Pâtissier) et Stéphanie Labelle (Pâtisserie Rhubarbe) ont pu continuer à assurer un service relativement identique à celui qu’ils opéraient avant la pandémie. Mais qu’en est-il d’autres endroits plus nichés qui proposaient des desserts à l’assiette?
Au Ratafia, le premier restaurant de desserts gastronomiques de la métropole montréalaise, l’offre a été repensée de manière très originale à travers un concept de «Cake out» permettant aux passants d’acheter en avant de l’établissement des beignes, des biscottis, des petits pots gourmands, des choux du moment et le gâteau signature de la maison, le Medovik. En formule «tant qu’il y en a», faut-il le préciser. Il est également possible de s’y procurer deux desserts DIY (à assembler soi-même), plus complexes, dont tous les éléments se trouvent dans un petit sac avec une méthode à suivre chez soi pour recréer le «wow» du dessert à l’assiette. Et le succès semble là aussi au rendez-vous. «Nous nous rendons compte que cette offre fait du bien à la clientèle, qui peut maintenant profiter chez elle de moments magiques qu’elle ne vivait qu’au restaurant avant», explique Sandra Forcier, copropriétaire du Ratafia.
Le pâtissier de haute voltige Christian Faure, dont les créations ont récemment adopté le chemin de la livraison et qui vient de lancer la pâtisserie haut de gamme 100% en ligne Ôfauria, estime pour sa part que la fine gastronomie a toute sa raison d’être en formule pour emporter et à livrer. «On ne paie plus pour le décor ni le service, mais pour ce qui est essentiel: l’excellence de la nourriture. Une excellence qu’on ne pourrait pas réaliser chez soi et qui peut coïncider avec une occasion, un souper d’amoureux, un anniversaire. C’est à la portée de toutes les bourses, puisque beaucoup de monde s’accorde de temps à autres une visite au resto de l’ordre de 60 à 70 dollars.» L’atout majeur selon lui de ses pâtisseries en livraison? «Rien n’est plus préparé à l’avance ou attend sur un comptoir pendant plusieurs jours. Tout est frais, livré le lendemain de la commande et personnalisable à l’infini. C’est un gros plus.»
Le nouveau normal
Rares sont les chefs qui croient que le 29 octobre, leurs établissements pourront rouvrir leurs portes. Ils sont également de plus en plus nombreux à penser que le modèle traditionnel du restaurant va se transformer en profondeur pour devenir hybride, à cheval entre l’expérience en établissement et la livraison à domicile. Une réflexion qui inclut la restauration haut de gamme et qui suscite de nombreux questionnements.
Une opinion partagée par la majeure partie de nos intervenants, à des bémols près. Sandra Brochu du Ratafia admet qu’à présent, toutes les nouvelles créations de l’établissement sont pensées pour fonctionner en salle à manger et en version pour emporter. Antonin Mousseau-Rivard s’interroge pour sa part sur la viabilité, une fois les aides gouvernementales taries, d’une cuisine gastronomique en mode livraison. «Sans subventions salariales ou de fonctionnement, il ne sera peut-être pas possible de proposer à un tarif concurrentiel des formules pour emporter, surtout si la salle à manger ne peut pas recevoir à plus de 50% de sa capacité.» Il se dit cependant ouvert à cette possibilité lorsque son restaurant fonctionnera de nouveau sans contraintes. «Je suis avant tout un cuisinier, plaide-t-il. Je ne me définis donc pas juste comme quelqu’un qui fait de la gastronomie, mais aussi comme quelqu’un qui fait du bon. Et c’est ce que je continue à faire en ce moment.»
De leur côté, Normand Laprise et Christian Faure pensent que même si le milieu de la restauration, comme les habitudes des consommateurs, tendent à changer, il y aura toujours place à la fine cuisine. «Les gens, qu’ils soient ou non en télétravail, continueront à manger trois fois par jour, à vouloir rompre avec leur quotidien et se faire plaisir, avance Normand Laprise. La restauration de niche doit survivre pour combler ce besoin. Il faut aussi prendre conscience que cette gastronomie de qualité, bâtie au fil des générations et qui contribue pour beaucoup à la réputation du Québec, dispose d’une batterie de talents et qu’elle aura besoin d’une relève pour se perpétuer.»
Il semble donc que pour l’heure, toutes les options soient envisagées. Alors, pourquoi ne pas penser qu’à long terme, il sera tout aussi simple de commander en ligne du koulibiac de saumon ou du foie gras au torchon, qu’une pizza ou un pâté chinois? Cette simple idée nous donne l’eau à la bouche.