À Rivière-au-Renard, les pêcheurs au bord du gouffre
Publié le
05 avril 2024
Texte de
Alexis Boulianne
Photos de
Alexis Boulianne
Rivière-au-Renard fait face à la mer. Aux pieds de la petite colline où trône l’église s’étend le vaste parc industriel qui abrite le cœur du village: le plus grand port de pêche du Québec.
En cette fin mars, des dizaines de navires de pêche – des chalutiers et des crabiers – sont en cale sèche. On s’active autour de ces mastodontes, qui paraissent encore plus gros lorsqu’ils sont hors de l’eau: le ballet des soudeurs, des peintres et des mécaniciens est interrompu par les voix fortes des capitaines qui lancent des ordres. Ça sent le propane, l’huile à moteur, le diesel et l’eau salée.
«Quand le printemps arrive, t’as besoin d’aller sur l’eau. Je ne sais pas, il y a quelque chose qui nous attire là, raconte le capitaine Vincent Dupuis, rencontré chez lui. Les yeux bleu clair de ce doyen des pêcheurs de crevettes s’illuminent lorsqu’il parle de partir en mer. «J’ai pêché toute ma vie. Mon père a pêché avant moi. Avant ça, je vivais sur les quais, je rêvais d’aller pêcher, dit-il. On est en train de nous enlever ça.»
Une «extinction de masse»
La baisse drastique des quotas de pêche à la crevette nordique a fait les manchettes dans les derniers mois, mais de nombreuses autres espèces du golfe du Saint-Laurent sont en difficulté: la pêche au hareng et au maquereau est fermée depuis 2022, les débarquements de turbot ont atteint leurs niveaux les plus bas depuis des décennies, et les quotas de crabe des neiges ont été réduits de 30% dans la zone de pêche 12, au large de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine, pour la saison 2024.
Et si le homard ou le crabe des neiges des autres zones connaissent des jours heureux, ces pêches ne sont pour la plupart pas concentrées à Rivière-au-Renard. On y retrouve surtout des pêcheurs de poissons de fond (flétan, turbot), de crevette et de crabe.
Habitués à l’incertitude, les pêcheurs se retrouvent pourtant devant un stress d’une intensité jamais vue: celui d’être en mesure de remplir leurs obligations financières.
Les mauvaises nouvelles s’accumulent sans répit. Les turbotiers pêchent aussi le crabe; les crevettiers pêchent parfois le crabe et les poissons de fond; les crabiers pêchent aussi le hareng. Mais cette année, c’est un creux historique: ces pêches, souvent complémentaires, sont toutes en déclin et ne se compensent plus entre elles. Le calcul est simple.
«Jusqu’à l’année passée, on pouvait se dire que ça allait mieux aller. Mais il faut se résigner, il faut se rendre à l’évidence, ça n’ira pas mieux. On est devant une extinction de masse [des espèces marines]», se désole Patrice Element, directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Québec.
Le désespoir
«J’ai eu plusieurs nuits blanches depuis une semaine, on sait que la pêche s’en vient. Ce n’est pas évident, ce sont de grosses sources de stress surtout depuis l’année passée», raconte Danny Cassivi, pêcheur de crabe et de poissons de fond, rencontré à Rivière-au-Renard.
Il a vu ses quotas fondre comme neige au soleil: de 200 000 livres de turbot quand il a commencé à pêcher, dans les années 1990, il se retrouve cette année avec 70 000 livres de poisson à pêcher au total, incluant le crabe. «Avec la saison qui s’en vient, je ne pourrai pas payer mes dettes à la fin de l’année», dit-il.
Vincent Dupuis, pêcheur de crevette, ne voit pas d’échappatoire à sa situation à court terme.
Pour Nicolas Chouinard, c’est la saison de la dernière chance. Cet homme costaud et fier voit l’entreprise de pêche qu’il a héritée de son père disparaître. «Si y’en rentre pas assez cette année, l’année prochaine je ne remettrai pas mon bateau à l’eau. Ça va être fini», explique ce pêcheur de crevette, assis dans la petite cuisine de son navire.
Nicolas explique que les bateaux et les équipements que les pêcheurs utilisent n’ont de la valeur que si il y a du poisson à pêcher. En l’absence de collatéral, beaucoup de pêcheurs craignent que les banques se tournent vers leurs avoirs personnels — leur maison, leur véhicule — en cas de faillite.
«Je ne sais pas ce qu’il va arriver, je n’ai plus de quota, raconte-t-il. La valeur de mon prêt pour mon bateau et pour mon quota était sur un quota de 500 000 livres, là il me reste juste 55 000 livres…»
Du point de vue de Guillaume Synnott, lui aussi pêcheur de crevette, l’avenir se résume à un horizon de quelques semaines. Devant lui, le vide. «J’ai de la misère à voir à long terme, j’y pense, mais je ne veux pas y penser, dit-il d’une voix sourde. Le bateau vieillit. Veut, veut pas, un bateau, tu dois mettre de l’argent dessus et de l’argent, il n’en reste pas. En ce moment, on est sous respirateur artificiel, mais quand le bateau va me dire “donne-moi de l’amour”, c’est là qu’on va frapper le mur.»
Camille Gagné, une jeune pêcheuse dans la trentaine, est résignée. Tous ses quotas, de hareng, de maquereau, de bourgot et de crabe, pourtant diversifiés, ont été réduits comme peau de chagrin. «Ça sent la mort des pêches. Je sais que je vais être obligée d’arrêter. Je vais prendre la mer à déficit cette année, en sachant très bien avant le départ que je m’en vais me creuser», lâche-t-elle, les larmes coulant sur ses joues.
«On a tout le poids sur nos épaules»
Toutes les discussions avec les pêcheurs reviennent à un point central: le contrôle. Ou plutôt, l’absence de contrôle sur leur vie. Le système qu’ils dénoncent, c’est celui des quotas, mais aussi de l’organisation du marché: ils ne décident pas de la quantité qu’ils ont le droit de pêcher ni du prix qu’ils peuvent obtenir au débarquement.
«Le gouvernement est arrivé et il m’a dit: “Cette année ma belle, tu vas opérer sur un budget basé sur 8800 livres de poisson”» résume Camille Gagné.
«Nous autres, quand arrive le printemps, le gouvernement nous dit: “T’as ça à pêcher, vas le pêcher”. Après, tu reviens au quai, l’usine te dit: “On te donne ça. Tu le prends ou tu le prends pas.” Tu vas voir l’autre usine, c’est le même prix. Nous autres, on ne contrôle rien, la nature non plus», expose Danny Cassivi, avant d’ajouter: «Mais celle-là, ç’a toujours été comme ça.»
Qui plus est, le prix des quotas de pêche est soumis aux règles du marché: lorsque la ressource est abondante, il monte; lorsque la ressource disparaît, il s’écrase.
«On a tout le poids sur nos épaules, souffle Danny Cassivi. Quand même je mettrais mon bateau en vente, il ne vaut plus rien. On n’a plus de quota. J’ai trop perdu.»
Qui, actuellement, veut acheter un quota de pêche à la crevette ou au turbot? De nombreux navires dans le port arborent des pancartes «À vendre», sans espoir.
«J’ai fait beaucoup de profits en pêchant, mais je les ai réinvestis pour acheter d’autres permis, d’autres bateaux, en me disant qu’un jour j’allais revendre ça», affirme Vincent Dupuis.
Une étude sur la santé mentale
La chercheuse en santé publique Isabelle Goupil-Sormany se rendra en Gaspésie ce printemps afin de documenter les effets des changements climatiques et des bouleversements qu’ils causent dans l’industrie des pêcheries sur la santé mentale des pêcheurs. Pour elle, le modèle économique et réglementaire «force des décisions de surexploitation» de la ressource, tout en retirant aux pêcheurs la capacité de décider de leur avenir. «Si t’as pas de latitude décisionnelle, t’es pas en bonne santé, mentale et physique, explique-t-elle. L’attitude des organismes qui contrôlent la vie des pêcheurs est dommageable.» Elle craint aussi que l’effondrement des pêches ait un effet dévastateur sur l’ensemble de la communauté. «Un pêcheur, ce n’est pas juste un bateau de pêche, c’est un vecteur économique pour des gens qui sont beaucoup plus précaires qu’eux, affirme-t-elle. Et l’argent, c’est un gros stresseur actuellement.»Une communauté divisée
En plus des équipages, les usines de transformation, le chantier naval, les garages et les ateliers de Rivière-au-Renard emploient 450 personnes, selon le représentant des crevettiers, Patrice Element.
«La journée où il n’y aura plus de pêche à Rivière-au-Renard, ça va être une zone sinistrée ici», affirme-t-il
Mais derrière cette apparence d’interdépendance, les divisions sont profondes. «Depuis le mois d’août, c’est une guerre épouvantable dans le milieu, s’alarme Camille Gagné. Plus personne ne fait confiance à personne et tout le monde essaie de tirer la couverte de son bord pour essayer de survivre.»
Et parmi la communauté, tous ne sont pas des pêcheurs. Au café du coin, on discute autour d’un café et d’une assiette déjeuner. «Est-ce que le gouvernement va aider les pêcheurs, mais pas les entrepreneurs en construction de la région, qui ont de la misère ces temps-ci?» se demande par exemple un client, originaire du village.
De maigres solutions
Les pêcheurs demandent notamment un rachat de quotas de la part du gouvernement. Mais pour l’instant, rien ne transparaît du côté de Pêches et Océans Canada. Ils veulent aussi pouvoir explorer de nouvelles pêches plus facilement, et être capables de se diversifier.
La Santé publique, en collaboration avec la MRC Côte-de-Gaspé, a embauché un «travailleur de quai», dont le rôle, calqué sur celui des travailleurs de rue et des travailleurs de rang, est de prévenir le pire avant qu’il ne se produise et de fournir une aide psychosociale particulière aux pêcheurs.
«C’est l’fun, c’est une action positive, juge Patrice Element. Mais ce n’est pas ça qui va sauver la communauté, ça va peut-être permettre de diminuer les symptômes, mais ça ne donnera pas de poissons aux gars à pêcher.»
La plupart sont sur des bateaux depuis l’enfance, et tous aspirent à prendre le large aussitôt le retour du beau temps. «La pêche c’est dans mon sang, on a de l’eau salée qui nous coule dans les veines, c’est ça qui nous attire», signale Danny Cassivi.
Vincent Dupuis va devoir arrêter de pêcher sans pouvoir retirer les gains de toute une vie de travail, lui qui était pourtant à l’aube de sa retraite. Ça ne veut pas dire que sa vie est terminée, dit-il. Les yeux brillants, il raconte ses histoires de mer déchaînée, ses prises mythiques. «Quand t’es pris à 180 miles des côtes à l’est de Terre-Neuve et qu’il vient un vent qui arrive de la terre, t’as pas le choix de l’affronter.»
Il affirme puiser sa force de l’amour de sa famille. «Je me dis qu’au moins je sais que je vais être capable d’être heureux.»