Fermiers surmenés proposent un nouveau modèle - Caribou

Fermiers surmenés proposent un nouveau modèle

Publié le

06 février 2023

Texte de

François D'Aoust et Mélina Plante

Essoufflés de porter leur entreprise à bout de bras, les fermiers François D’Aoust et Mélina Plante, de la ferme Les Bontés de la Vallée, ont lancé un important message à leurs clients. Ils proposent un remaniement complet de leur manière de fonctionner, avant d'être forcés d'abandonner leur métier. Caribou partage avec vous leur réalité et leur vision. 
François et Mélina Les Bontés de la Vallée
Essoufflés de porter leur entreprise à bout de bras, les fermiers François D’Aoust et Mélina Plante, de la ferme Les Bontés de la Vallée, ont lancé un important message à leurs clients. Ils proposent un remaniement complet de leur manière de fonctionner, avant d'être forcés d'abandonner leur métier. Caribou partage avec vous leur réalité et leur vision. 
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3 février 2023

Bonjour chères clientes et chers clients,

Nous vous écrivons pour vous annoncer que nous allons prendre une pause pour la prochaine saison: nous avons besoin de temps pour réfléchir à notre avenir et à des solutions pour assurer le futur de la ferme. C’est une décision qui a été difficile à prendre et nous sommes désolés des effets que celle-ci aura pour vous. Nous tenterons de vous expliquer tout ça à travers cette longue lettre.

Le constat

Nous devons nous l’avouer: nous ne pouvons plus continuer comme ça. Année après année, compléter une saison relève de l’épreuve, un vrai tour de force. À la fois physique et mental. L’image est celle-ci: nous avons l’impression de tirer une charge trop lourde pour nous, qui en plus risque de dévaler la pente si nous nous arrêtons en chemin pour souffler un peu. Nous souffrons des interminables heures de travail en haute saison (60 à 80 heures par semaine durant 6 mois) et de la pression constante d’avoir à tout assumer. Les étés passent et nous avons l’impression d’être dépossédés d’un temps précieux que nous devrions prendre avec nos enfants encore jeunes.

La solution pourrait paraître évidente: «Engagez d’autres personnes! Déléguez!» C’est malheureusement impossible. Les revenus de la ferme ne nous le permettent pas. En effet, les dernières années ont toutes été déficitaires, à l’exception de 2020 où nous avons reçu une incroyable aide bénévole.

La situation est la même chez nos collègues maraîchers dont on entend régulièrement parler des mêmes problèmes: blessures physiques, difficultés financières, main-d’œuvre locale rare, non-disponibilité pour la famille, épuisement… Il est d’ailleurs révélateur que tous les fermiers aient reçu dans leur boîte aux lettres au mois de janvier une lettre de l’Association québécoise de prévention du suicide, leur rappelant que l’aide existe. Le problème du suicide chez les agriculteurs est connu et répandu. En voyant cette missive, pourtant bienveillante, nous n’avons pu nous empêcher de sourire devant l’insuffisance de cette ressource. Les problèmes des fermiers sont systémiques, induits par les conditions mêmes de pratique de leur métier (compétition mondialisée, marchandisation de la nourriture, politique de bas prix généralisée, méconnaissance du monde agricole dans la société en général, impuissance face à la météo, etc.). Bien plus que d’une oreille attentive, c’est de soutien inconditionnel, d’équité et d’argent dont ils ont besoin!

Dans ce contexte, notre incapacité à investir pour le long terme commence à paraître. Il est difficile d’entretenir ou de renouveler nos équipements et infrastructures, qui dépérissent. Nous pensons notamment au réfrigérateur à légumes et au tracteur, qui nécessitent tous deux des réparations importantes, sinon un remplacement. De la même façon, le manque de temps et de ressources rend difficile le maintien de la fertilité de nos sols, un maillon pourtant important du système. À titre d’exemple, nous n’avons à peu près pas fait d’engrais verts dans nos champs au cours des deux dernières saisons, par manque de temps, et nous avons déjà pu en constater les effets négatifs : sols moins bien structurés, davantage de mauvaises herbes et de maladies dans les cultures, rendements à la baisse.

Depuis les débuts de la ferme en 2007, nous avons maintenu un état d’esprit positif et continué avec enthousiasme nos cultures écologiques. Ce projet nous tient à cœur et est rempli de sens. Il nous faut tenter de trouver une solution avant de nous tourner vers notre dernière option: abandonner notre métier.

Les fausses solutions

Nous avons évidemment souvent parlé des problèmes que nous vivons avec notre entourage, avec certains clients. Les suggestions sont généralement: «Montez vos prix», «Y’a-tu des subventions que vous pourriez aller chercher…?», «Ouin… Câline… Le gouvernement devrait ben faire quelque chose…».

Malheureusement, toutes ces options nous semblent être de mauvaises pistes…

Augmenter nos prix serait l’action la plus facile à faire, mais elle vient avec le risque de perdre plusieurs clients (et de ne pas en trouver d’autres). Pour tous ceux qui apprécient la qualité de nos légumes, mais qui ne connaissent pas particulièrement leur plus-value écologique, le prix demeure le seul critère tangible pour comparer notre offre à celle des autres maraîchers. L’augmentation soudaine de nos prix serait probablement mal comprise et fortement dissuasive.

En ce qui a trait aux subventions gouvernementales en agriculture, elles sont minimes en regard des besoins financiers des fermes et sont plutôt mal adaptées à notre contexte. Il faut savoir qu’elles ne visent pas le soutien des fermes dans l’accomplissement de leurs activités régulières; elles encouragent plutôt les projets connexes impliquant un investissement de la ferme, et bien souvent un nouvel emprunt à la banque (ex. : construction d’une cuisine de transformation alimentaire, implantation d’une haie brise-vent, etc.). Les subventions sont aussi offertes ponctuellement et selon des critères définis par le MAPAQ. Ces critères ne correspondent donc pas nécessairement aux besoins spécifiques des fermes, dans un temps donné, et les subventions ne sont pas rétroactives. Par exemple, nous avons fait l’achat, en 2017, de 8 tunnels chenille (serres non-chauffées facilement démontables) pour la culture de nos tomates et autres solanacées – une infrastructure devenue la norme chez les maraîchers. Deux ou trois ans plus tard, le MAPAQ lançait un programme qui finançait justement l’acquisition de ces tunnels: nous n’y avons donc jamais eu droit.

Il est important de souligner aussi que le gouvernement, à travers ses subventions, encourage le type d’agriculture qu’il souhaite mettre en place. La direction qu’il propose est complètement à l’opposé de celle que nous jugeons nécessaire pour l’avenir. Technologisation croissante, expansion des entreprises, priorité de la compétitivité aux dépens de la préservation des terres agricoles ou de la qualité nutritionnelle des aliments produits: ce sont là quelques éléments-clés de cette direction.

Enfin, si l’idée de s’en remettre au gouvernement peut paraître logique ou séduisante pour solutionner notre problème, elle ne fait à notre avis que nourrir notre impuissance, nous maintenir dans une posture d’attente.

Une agriculture différente

À ce point-ci, il nous paraît nécessaire de rappeler que notre pratique agricole s’inscrit dans le mouvement de l’agriculture biologique, créé en réaction à l’agriculture chimique dont les ravages sur la santé des populations et des écosystèmes étaient déjà documentés dans les années 1960 (Rachel Carson, Printemps Silencieux, 1962).

Pourquoi l’agriculture que nous pratiquons a-t-elle tant de difficultés à être rentable? Tout simplement parce qu’elle répond à des critères beaucoup plus élevés; parce que tout ce qu’elle met en place pour y parvenir coûte plus cher; parce qu’elle tente néanmoins d’être compétitive dans un contexte économique de cheapisation.

La rédaction de cette lettre nous a justement amenés à définir les critères essentiels à nos yeux. On peut les voir comme des principes qui définissent l’agriculture que nous pratiquons:

  1. Assurer l’avenir de nos enfants (donc respecter et préserver les ressources – sol, eau, biodiversité).
  2. Assurer la santé des membres de notre communauté (donc mettre en place les conditions nécessaires pour produire des aliments sains et riches en nutriments).
  3. Être en lien direct avec les personnes qui mangent les aliments que nous produisons – maintenir, raffiner, investir ce lien.
  4. Offrir la possibilité aux membres de notre communauté de maintenir un lien à la nature – vous accueillir à la ferme.

Ce sont là des principes que l’agriculture industrielle, par sa nature même (un système d’exploitation des humains sur la nature et des humains entre eux), n’est pas en mesure de respecter.

La solution selon nous

C’est donc devenu clair pour nous depuis quelques années: une ferme viable – c’est-à-dire une ferme où les revenus sont suffisants pour payer les dépenses et où les fermiers ne s’épuisent pas à la tâche –, une ferme qui embrasse nos principes socioécologiques ci-haut mentionnés, ne peut exister qu’avec un nouveau contrat avec la communauté qu’elle nourrit. Une sorte d’alliance où les partis s’entendent sur une vision et un but communs, et sur la manière de les concrétiser. Nous croyons que nous devons être plus nombreux à connaître et comprendre les exigences de ce projet nourricier, et à en prendre la responsabilité – que cette responsabilité prenne la forme d’un engagement en temps ou en argent.

Ce que nous vous proposons, en somme, c’est de faire communauté. Une idée toute simple mais complètement marginale, à mille lieux du «chacun pour soi» de notre organisation sociale que nous avons si bien intériorisée.

C’est avec joie et une certaine forme de soulagement que nous avons découvert cet hiver la Temple-Wilton Community Farm, une ferme qui concrétisait justement notre vision par ses principes et son fonctionnement. Située à Wilton dans le New Hampshire, la Temple-Wilton Community Farm est l’une des deux fermes ayant lancé le mouvement CSA (Community Supported Agriculture) aux États-Unis (en français: Agriculture Soutenue par la Communauté – ASC). Elle a été active en continu depuis 1986, remportant le titre de la ferme ASC la plus ancienne du pays. Dès sa création, la ferme a mis en place un fonctionnement différent de celui de l’ASC auquel on est habitués, poussant le principe de solidarité dans sa forme la plus aboutie. En voici les grandes lignes:

  • Chaque année, lors d’une réunion annuelle, les agriculteurs présentent le budget complet de la ferme aux membres de la communauté. Il comprend tous les coûts opérationnels, dont la rémunération des agriculteurs et les améliorations des immobilisations.
  • Un coût moyen par adulte et par saison est déterminé en fonction du budget de fonctionnement prévisionnel et du nombre de membres (un coût moyen par enfant est aussi déterminé).
  • Chaque membre est libre de décider du montant de sa contribution, selon sa capacité à payer (selon l’expérience de la ferme, environ 70% des membres paient le coût moyen, les 30% restants payant un montant plus élevé ou plus bas que ce coût moyen. Au final, le montant global est atteint.).
  • Après avoir apporté une contribution, chaque ménage membre est libre de prendre autant de nourriture qu’il en a besoin, en fonction des disponibilités. Il n’y a donc aucun calcul de la « valeur » des aliments pris.

Ces quelques éléments sont l’essentiel du fonctionnement de la ferme communautaire (appelons-la ainsi) dont nous souhaitons nous inspirer. La ferme s’appuie aussi sur des principes et des valeurs communautaires qui guident leurs actions (voir “Our Aims and Intentions”). Selon nous, plusieurs problèmes seraient résolus en adoptant ce modèle de ferme:

  • Beaucoup moins de stress financier pour les fermiers.
  • Un financement réaliste des opérations de la ferme, basé sur les coûts réels de production et non sur les prix du marché, permettrait d’avoir le nombre de travailleurs nécessaire à la charge totale de travail. Cela permettrait entre autres d’effectuer dans les temps toutes les tâches importantes qui, lorsqu’elles ne sont pas faites, par manque de ressources, ont des effets coûteux en temps et en argent. Ce phénomène d’effets en cascade est particulièrement vrai et fréquent en agriculture.
  • Possibilité de prendre des décisions basées sur les besoins de la terre et des personnes impliquées plutôt que sur les économies à réaliser.
  • Possibilité de rendre accessible aux moins fortunés des produits de qualité, puisque la capacité de payer est répartie sur l’ensemble de la communauté plutôt que sur chaque individu isolément.
  • Beaucoup moins de calculs: le temps accordé au calcul de la «valeur», dans nos opérations quotidiennes, est majeur. Il faut: déterminer le prix de chaque aliment (une décision très arbitraire, au final, car elle n’est pas basée sur le coût de production de l’aliment, lequel est presque impossible à déterminer dans le contexte d’une production diversifiée comme la nôtre); produire des listes de prix et des affichettes à chaque semaine; calculer la valeur des achats de chaque client individuellement, etc. Tâches peu épanouissantes et chronophages, elles ont surtout le défaut de porter toute notre attention sur une valeur supposément définitive et chiffrable et d’éclipser la vraie valeur des aliments, faite de mille nuances.
  • Meilleure compréhension des enjeux agricoles de la part des membres de la communauté.
  • Mise à profit des talents et des compétences de chacun, pour la prospérité de la ferme.
  • Ferme plus solide à long terme: sécurité alimentaire pour la communauté.

Ouf… Êtes-vous toujours là?!

Voilà donc où nous en sommes.

Préparer un tel virage est impossible dans les quelques mois d’hiver dont nous disposons, et encore moins parallèlement à une saison de production normale. Voilà pourquoi nous n’offrirons pas de panier et ne tiendrons aucun marché durant la saison 2023.

Nous travaillerons à préparer la suite, et nous aurons besoin de bras, de mains et d’échanges pour le faire! Vous serez les plus que bienvenu.e.s à la ferme !

Voici ce que nous imaginons pour les prochains mois:

  • Sonder votre intérêt à aller de l’avant dans ce projet-là.
  • Organiser une réunion pour répondre à vos questions, recueillir les idées de chacun et raffiner le modèle (lieu et date à venir, idéalement d’ici la mi-mars).
  • S’occuper de quelques productions.
  • Préparer la ferme pour la prochaine saison: culture d’engrais verts sur toutes les parcelles, installation de conduites d’eau supplémentaires afin que tous les champs soient reliés au puits de manière permanente, réaménagement de l’aire de lavage et conditionnement des légumes, construction/rénovation du réfrigérateur extérieur, etc.
  • Construire un «campement» destiné à accueillir plus facilement des travailleurs occasionnels, bénévoles, wwoofers: cuisine d’été, installations sanitaires.

Et pour les années à venir:

  • Devenir une coopérative, pour être plusieurs à cogérer la ferme.
  • Migrer vers un modèle de propriété de la terre en fiducie, de manière à ce que la terre ne soit pas vendue pour le développement et qu’elle conserve plutôt sa vocation agroécologique.
  • Allonger la saison de production (production de légumes d’hiver…) en vue de répartir la charge de travail sur une plus grande période.

Nous sommes conscients que ce que nous vous proposons là est de grande ampleur, que cela bouleverse notre manière habituelle de fonctionner. Mais nous sommes tout autant bouleversés, sinon plus, quand nous observons le portrait dans son ensemble…

Nous avons un système agroalimentaire que nous savons tout à fait inapte à nous maintenir en santé et à préserver les ressources dont nos enfants dépendront. C’est majeur. Se peut-il que nous soyons à ce point impuissants à lui opposer une alternative soutenable?

Nous ne sommes pas en mesure de régler le problème à l’échelle mondiale ni même à l’échelle provinciale. Notre pari, c’est de le faire à l’échelle locale, et de retrouver à travers cela notre pouvoir et notre courage collectifs.

Affections,

Vos fermiers, Mélina & François

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