En 2009, Lyne Bellemare commande ses premières semences ancestrales dans le catalogue de l’organisme Semences du patrimoine: le haricot Beurre de Rocquencourt, qui poussait jadis dans les jardins québécois. Comme toutes les semences patrimoniales, celle-ci est à pollinisation libre, c’est-à-dire qu’on peut en conserver les graines d’une année à l’autre tout en préservant l’entièreté de ses précieux traits génétiques,contrairement aux semences hybrides qui envahissent les grandes surfaces.
Lyne met donc ses graines de haricot en terre dans sa parcelle de jardin communautaire, parmi ses semences achetées au Canadian Tire. «Cette année-là, une maladie a frappé le jardin, et tous les haricots sont morts, sauf mon Beurre de Rocquencourt. La moitié a survécu, et je me suis gavée jusqu’en octobre!» Son haricot patrimonial cachait donc dans son bagage génétique une résistance à la maladie qui allait décimer le jardin de quartier. En introduisant de la diversité dans son lot, Lyne s’était offert, sans le savoir, une certaine indépendance alimentaire.
Ce fut une révélation pour l’apprentie jardinière d’alors. Cette première variété, qu’elle pouvait resemer à l’infini, a fait germer en elle l’idée d’un potager dont la vocation serait de faire revivre des centaines de semences d’autrefois, riches d’un patrimoine génétique adapté à notre terroir. C’est ainsi qu’est né le jardin Terre Promise en 2014 à l’Île-Bizard, au nord-ouest de l’île de Montréal.
Un avenir sombre, semé d’hybrides
En ce qui concerne l’alimentation, notre avenir est intimement lié à la biodiversité… et au libre accès des communautés à cette diversité. Si nous détenons localement plusieurs variétés de différentes espèces et si nous sélectionnons les semences des meilleures plantes chaque année, nous nous assurerons d’avoir toujours quelque chose à manger, quoi que l’avenir nous réserve.
Or, depuis plus d’un demi-siècle, des semences hybrides à haut rendement ont accaparé le marché. Celles-ci sont obtenues industriellement, en croisant en laboratoire des plantes qui ne se seraient jamais hybridées en milieu naturel. Le problème, c’est qu’il est impossible de recueillir les graines issues de ces plantes hybrides pour les semer l’année suivante. Si un agriculteur s’y risquait, tous les traits des lignées végétales utilisées pour créer l’hybride ressortiraient aléatoirement, et la production deviendrait imprévisible.
Le marché s’est ainsi organisé autour de l’obligation, coûteuse pour les cultivateurs, de racheter chaque année toutes leurs semences, ce qui les a dépouillés peu à peu de leur autonomie par rapport à leur matière première. Les brevets associés aux hybrides leur interdiraient de toute façon de vendre les récoltes issues d’une réutilisation des semences.
Résultat: en repartant constamment de zéro, on ne permet pas à la plante d’évoluer en s’adaptant au climat changeant de son environnement. Notre sécurité alimentaire se trouve donc grandement fragilisée. En Amérique du Nord, 90% des cultivars de fruits et de légumes patrimoniaux ont disparu en un siècle. Par ailleurs, les 10 plus importantes compagnies semencières détiennent actuellement 75% du marché mondial de la semence.
«Étant donné l’abondance de produits alimentaires offerts dans les marchés, les gens ne se rendent pas compte des enjeux systémiques», explique Jane Rabinowicz, directrice de l’Initiative sur la sécurité des semences pour USC Canada. Cet organisme pancanadien basé à Ottawa lutte pour réintroduire de la diversité dans les champs et pour remettre l’autonomie des agriculteurs au cœur de notre système, afin de rendre aux communautés, pour l’avenir, la maîtrise de leurs ressources alimentaires.
«Le système actuel est basé sur la production à grande échelle d’un nombre limité de cultures, à l’intérieur desquelles on trouve peu de variétés, de même que sur la dépendance aux produits chimiques pour faire pousser ces plantes non adaptées, poursuit-elle. C’est un système précaire et peu viable, qui met en péril notre capacité à assurer localement notre autosuffisance en cas d’accélération des changements climatiques ou de rupture de l’approvisionnement en semences, lesquelles viennent majoritairement de l’étranger.»