Le chef de «party» ferme le robinet
Publié le
11 mars 2019
Texte de
Danny St Pierre
Je suis un homme blanc dans la quarantaine et je suis chef cuisinier.
J’ai tout ce qu’il faut pour être heureux, beaucoup d’amour, un peu de sous et une belle carrière. Je suis un des chanceux qui a pu profiter de l’ascension de mon métier dans les médias, d’en être un des visages, d’avoir une voix.
Je suis en affaires depuis plus de 15 ans avec un baluchon rempli de succès et d’échecs.
Pour «bien» faire ce métier, il faut y mettre du temps et y penser tout le temps, il est un animal affamé qui grignote tout ce qui reste de libre dans ta vie.
La cuisine ce n’est pas pour tout le monde, la plupart des gens formés en institutions quittent l’industrie avant cinq ans dans le métier. Les salaires sont modestes pour les employés, le risque est énorme pour ceux qui entreprennent. La main-d’œuvre se fait rare pour des raisons évidentes. C’est plus souvent un passage qu’une destination.
À l’école, on nous apprend à porter fièrement l’uniforme et à utiliser les bons mots du langage d’Escoffier aux bons endroits.
On pratique des techniques que nous pourrions revoir en établissement, on survole quelques concepts de gestion et on nous relâche dans la nature.
Malgré un programme bien défini et une marche à suivre claire, le travail change selon les restaurants et l’humeur du chef, il faut être souple et faire confiance.
Une bonne brigade doit être disciplinée et connaître son rôle, c’est à ce moment que l’on apprend que la véritable force de caractère c’est de savoir fermer sa boîte et suivre le plan. Il faut laisser son égo au vestiaire.
La cuisine c’est une meute, on s’enrôle et on suit son chef jusqu’au jour où à son tour on prend le chapeau.
C’est par ce compagnonnage que ça se passe, nos «universités» ce sont les bonnes maisons d’ici et d’ailleurs où l’on accumule des heures pour devenir un artisan valable et artiste de temps en temps.
Ce n’est pas tout d’avoir un point de vue, la table est un médium et son chef doit bien jouer l’orchestre pour l’exprimer. L’ambition surpasse souvent les capacités de l’équipe, la pression est forte et la critique, assassine.
Un chef ressemble plus à un coach de sport d’élite qu’à un patron, il doit pousser très fort pour que l’équipe gagne, parfois ça casse pour que l’on passe.
Pour réussir, il faut aussi cultiver l’attention du public et bien diffuser nos idées par tous les moyens nécessaires.
Est-ce qu’on choisit de devenir musicien ou sculpteur en pensant devenir célèbre?
Nous savons tous qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus parmis les étoiles, ça prend beaucoup de travail, de chance et de talent, il faut en être conscient!
Le chef de «party»
Aussi stimulants soient-ils, les restaurants sont un monde d’abondance et d’excès. Comme on dit dans le milieu, work hard, play hard.
J’ai passé l’ensemble de ma vie adulte dans une cuisine de restaurant, l’autre au bar avec mes amis. Fait à noter, c’était souvent les mêmes amis avec qui j’avais passé les 14 dernières heures pour essayer d’éteindre le feu ardent de l’adrénaline à grands coups de gin tonic.
Pour jouer au restaurant, il faut souvent vivre de nuit, c’est un décalage horaire de 6 heures donc, quand ton 5 à 7 est à 17h, le mien est à 23h. Ce n’est pas nécessairement le même phénomène pour les heures de sommeil…
Voici une journée type d’un chef de «party»:
9h : Réveil avec un Gatorade, un espresso et deux cigarettes, douche chaude pour défripper, awaye dans le char.
9h45 : Réanimer son sous-chef pour faire les courses et planifier la journée.
10h45 : Planification et mise en place, arrivée des autres éclopés, distribution massive de caféine et de Tylenol.
11h30 : Mise en place, nettoyage, anecdotes en boucle des exploits de la veille, gestion des fluides. Grignoter du beurre au pain de la veille et des retailles.
16h30 : Repas du personnel, souvent le seul vrai repas de la journée, digestion forcée.
17h : Début du service et du reconditionnement, l’adrénaline est un puissant nettoyant. Penser fort au party, c’est l’oasis quand tu traverses le désert, tu le vois au loin à la fin de ton shift.
23h : Fin de service, nettoyage et listes pour le lendemain, deux pintes de réchauffement.
00h : Arrivée au bar, peindre la ville en rouge.
3h15 : Manger une poutine pour absorber la boisson.
9h : Rince and repeat.
Après 20 ans, l’hygiène de vie en prend un coup, ma vie tournait autour de mes passions pour les restos et les grands vins, à grand volume et sans fin!
Aussi, à un moment donné, la soif s’est mise à apparaître de plus en plus tôt. Un chef propriétaire, ça a toutes sortes de bonnes raisons de picoler…
Des amis qui t’envoient un verre en cuisine au lunch jusqu’au shooter de grappa dans le café pour casser le lendemain de veille, je buvais à chaque jour pour tout et pour rien.
À mon peak, j’étais à une vingtaine de verres par jour, étalés, comme un marathon de boisson inconscient. En plus quand ton lieu de travail devient ton salon, c’est un autre signe que ça cloche, ajoute la bouche molle devant tes clients et c’est la totale.
J’avais commencé à avoir des petites crises d’angoisse les lendemains de cuite, des trous de mémoire, la honte et je pensais souvent à arrêter.
Le déclencheur a été une petite intervention de mon amoureuse (qui n’est pas du métier) à l’aube de l’ouverture de mon restaurant de l’époque: «Peux-tu essayer de ne pas rentrer chaud à tous les soirs s’il vous plaît? Je ne veux pas m’inquiéter…»
Je l’ai prise au mot et comme un défi, j’ai arrêté cold turkey.
Je n’ai pas eu besoin d’aller en cure et je n’ai pas fait de mouvement, je me suis refermé sur mon moi. J’ai été triste pendant deux ans. Mon plus grand deuil étant que j’avais bâti ma vie sur des assises de gastronomie et j’étais dépressif, ça m’a pris beaucoup de temps à retrouver mes repères.
J’ai «perdu» beaucoup de monde autour de moi, le fait d’être sobre m’a fait voir d’un autre œil tout ce temps passé à boire. Pensez-y, est-ce que vous passeriez quatre heures à table à chaque jour avec le même monde à jeun? Quelles seraient vos conversations? Bien que je n’ai jamais été un prêcheur, j’étais devenu une sorte de miroir pour mes chums de brosse, le fit n’était plus là, de part et d’autre.
Boire et être altéré est une activité en soi et une formidable soupape pour des boules de stress comme moi. Un autre facteur déterminant pour mieux comprendre mon envie a été mon diagnostic de TDAH à l’âge de 35 ans. J’ai réalisé que la boisson était mon Concerta. Je suis médicamenté depuis ce temps et mes compulsions ont diminué.
J’ai introduit à ma vie le gym, des loisirs et une routine, j’ai appris à ralentir et à dire non, à être là, en ce moment, et ça marche pour moi.
Je me permets aujourd’hui de raconter cette histoire parce que longtemps, l’image du chef-rockstar créatif et complètement explosé a pris beaucoup de place dans les médias. Je crois qu’un contrepoids est nécessaire, pour donner un autre exemple et surtout démontrer les conséquences d’aller un peu trop loin sans faire la morale, juste dire que ça se peut!