Et s’il n’y avait plus d’abeilles…
Publié le
15 mai 2024
Texte de
Julie Aubé
«S’ il n’y avait plus d’abeilles… D’abord, que veux-tu dire par “abeilles”?» me lance Pierre Giovenazzo, professeur adjoint au Département de biologie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement en sciences apicoles. On le sent, on vient d’ouvrir un dossier complexe, dans lequel les raccourcis sont à éviter.
Commençons par le commencement: les abeilles font partie de la superfamille d’insectes Apoïdea, comptant 130 genres et plus de 20 000 espèces dont les individus sont, pour la plupart, solitaires. Une de ces familles, les apidés, inclut le genre Apis, qui comprend des espèces sociales vivant en ruches et produisant du miel. Elles sont soit sauvages (colonies en pleine nature), soit domestiques (colonies entretenues par l’homme). Apis mellifera, l’abeille domestique qui fabrique du miel, est la plus connue du genre Apis. «Mais la pollinisation n’est pas seulement l’affaire d’Apis mellifera», précise le chercheur, qui s’intéresse aux abeilles depuis 1992.
Leçon d’interdépendance
L’homme s’occupe d’Apis mellifera depuis le début des temps, parce que le fruit du travail de cette abeille constituait sa source de sucre. «C’est l’espèce la plus efficace vu la taille de la colonie et vu ses allées et venues sur les fleurs. C’est pour ça qu’on élève celle-là», expliquent Anicet Desrochers et Anne-Virginie Schmidt, apiculteurs, éleveurs de reines et propriétaires des Miels d’Anicet, à Ferme-Neuve, dans les Hautes-Laurentides. En plus de produire le précieux miel, cette Apis mellifera, au même titre qu’une ribambelle d’autres pollinisateurs, transporte le pollen d’une fleur à l’autre, favorisant la reproduction de milliers d’espèces végétales, dont environ 70 % des cultures comestibles. Cela concerne surtout les fruits (pommes, bleuets, melons, tomates…), mais aussi des oléagineux (tournesol, canola…) et des plantes fourragères (trèfle, luzerne…) qui nourrissent les animaux d’élevage. En volume, environ 35% de l’alimentation humaine dépend de la pollinisation.
C’est pourquoi, quand on s’inquiète du sort des abeilles, on s’inquiète nécessairement du contenu de nos assiettes. «Si on perdait les abeilles, on aurait encore de quoi manger dans 50 ans, oui, mais il y aurait moins de variété. Certains aliments très nutritifs, comme les fruits, seraient moins accessibles», explique Madeleine Chagnon, professeure associée au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. Axant ses recherches sur l’abeille et l’environnement depuis plus de 30 ans, cette dernière explique que le déclin des abeilles aurait un impact indéniable sur notre santé en fragilisant l’accès à une alimentation diversifiée et nutritive. Or, limiter l’accès à une alimentation diversifiée et nutritive, c’est exactement ce que l’être humain fait subir aux abeilles.
Bourdonnement d’inquiétudes
Durant le 20e siècle, et particulièrement après la Deuxième Guerre mondiale, les fermes diversifiées destinées à nourrir les communautés locales sont délaissées au profit d’un nombre croissant d’entreprises agricoles d’envergure, pratiquant une monoculture traitée chimiquement. Pendant que le système alimentaire s’industrialise et se mondialise, les pollinisateurs sauvages subissent un dur coup, notamment à cause de la destruction des habitats causée par l’étalement urbain ainsi que par les vastes surfaces hersées, traitées et monoflorales. «Comme nous, les pollinisateurs ont besoin de variété, explique Madeleine Chagnon. Ils ne peuvent pas vivre en santé dans des kilomètres de champs ne leur offrant qu’un seul aliment.» Résultat: ils se portent mal et ne suffisent plus à la tâche.
Paradoxalement, les colonies d’Apis mellifera, elles, sont en croissance au Québec et au Canada depuis les 10 dernières années, indique Pierre Giovenazzo, ce chercheur spécialisé en santé et en reproduction de l’abeille. Seraient-elles moins affectées que les autres par le régime monofloral? Malheureusement non. Toutefois, contrairement à leurs cousines sauvages, des gens en prennent soin, les nourrissent et se préoccupent de leur bien-être: les apiculteurs. «C’est comme pour la vache ou le cochon, poursuit le chercheur. Si le troupeau ne va pas bien, l’homme intervient. Même chose pour la ruche: si la colonie ne va pas bien, l’apiculteur va remplacer la reine, remonter son cheptel, tenter d’améliorer sa génétique, par exemple.» Les apiculteurs deviennent d’excellents reproducteurs d’abeilles, renchérit-on du côté des Miels d’Anicet.
La comparaison entre l’apiculture et l’élevage tient donc la route, à une différence près: on ne contrôle pas les lieux où va l’abeille. Et comme elle est un bio-indicateur de l’environnement, sa santé nous informe sur celle de l’écosystème dans un rayon d’environ cinq kilomètres autour de la ruche.
Or, étant donné que les écosystèmes façonnés par l’agriculture à grande échelle ne peuvent plus compter uniquement sur les pollinisateurs sauvages, le fardeau repose aujourd’hui sur les ailes des abeilles domestiques… et sur les épaules des apiculteurs. Dans les Hautes-Laurentides, les 1200 ruches des Miels d’Anicet, placées le long de la rivière du Lièvre, pollinisent «bénévolement» les champs des agriculteurs qui hébergent tout aussi gratuitement ces ruches dans leurs cultures. Tout le monde est gagnant.
D’autres apiculteurs, eux, offrent des services de pollinisation organisés. Par exemple, les propriétaires de grandes cultures de bleuets du Lac-Saint-Jean ou de canneberges dans le Centre-du-Québec signent des contrats avec des apiculteurs pour installer des colonies qui polliniseront les cultures. «C’est devenu une industrie majeure au Canada et aux États-Unis, affirme Pierre Giovenazzo. Pensons simplement aux grandes étendues de canola dans les Prairies ou d’amandiers en Californie.» L’enjeu, c’est qu’il est de plus en plus difficile pour les apiculteurs de garder leurs colonies vivantes.
Abeilles en péril
Bien qu’un certain taux de mortalité post-hivernale soit normal, plusieurs endroits au Canada ont connu des taux inhabituellement élevés en 2018. Aux Miels d’Anicet, il a grimpé à 25%, par rapport à une normale de 10% à 15%. Le coup a été encore bien plus dur pour certains apiculteurs qui ont perdu de 60% à 80% de leur cheptel. Pour d’autres encore, les pertes sont plus élevées que la normale depuis quelques années déjà.
Le phénomène est multifactoriel, et l’importance relative des différentes causes possibles est variable selon les apiculteurs. Parmi ces causes figurent les insecticides. Madeleine Chagnon compte parmi les premières au Québec à avoir sonné l’alarme à leur sujet. «Ils sont tous pointés du doigt, mais la famille des néonicotinoïdes est particulièrement fatale pour les abeilles. C’est un consensus scientifique.» En fait, les néonicotinoïdes enrobant les semences se retrouvent partout dans la plante, jusqu’aux fleurs que butinent les abeilles. «On parle de dose létale lorsque 50% d’une population meurt. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer les effets sublétaux, mais insidieux, indique Pierre Giovenazzo, comme la perte du sens de l’orientation, la confusion et une fertilité diminuée chez les mâles.» Sans compter que l’on connaît mal l’impact de l’effet cocktail des différents intrants chimiques sur l’abeille.
Les changements climatiques sont aussi un enjeu pour l’abeille; ils entraînent entre autres une précarité de leur système d’hivernement. «L’automne passé, chaud et long, a fait en sorte que les abeilles ont puisé dans leurs réserves avant le temps, sans compter que le printemps a été tardif», explique Anicet Desrochers, qui enchaîne en parlant de recherches en cours sur la nutrition de l’abeille. Certains facteurs, comme des suppléments protéiques offerts à l’automne, pourraient aider les butineuses à s’adapter aux changements climatiques. Les probiotiques sont aussi dans la mire des chercheurs, qui souhaitent évaluer leur contribution à la santé digestive des abeilles, dans l’idée de les rendre plus résistantes et fortes.
Car elles ont besoin de l’être, fortes! En plus des pesticides et des changements climatiques, Pierre Giovenazzo évoque la possibilité peu enthousiasmante que le varroa, un parasite tenace de l’abeille, acquière une résistance aux traitements qui servent à s’en débarrasser. En prévention, les éleveurs de reines travaillent sur la génétique, afin de faire ressortir un trait de comportement naturel d’autodéfense chez les abeilles.
L’élevage de reines est une des spécialités des Miels d’Anicet. Peu d’apiculteurs au Québec maîtrisent ce métier, malgré son importance dans le développement d’une génétique rustique, adaptée au territoire et plus résistante aux parasites et aux pathogènes. Or, en apiculture comme dans n’importe quel autre type d’élevage, il faut éviter la consanguinité. «Heureusement, il y a des Indiana Jones de l’abeille qui parcourent le monde pour sauvegarder des bassins génétiques!» lance Anicet Desrochers, qui fait lui-même partie de cette catégorie d’aventuriers. Il se réjouit aussi de voir plusieurs apiculteurs effectuer entre eux des échanges de matériel génétique, ce qui favorise la qualité et la diversité, plutôt que de remonter leur cheptel auprès des gros éleveurs d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Californie ou de Hawaï, «qui ont moins de souches différentes». Une note encourageante puisque, quel que soit le poids des différents facteurs dans l’explication des mortalités, les colonies doivent être reconstituées, pollinisation oblige.
Qu’est-ce qu’on mangera demain?
Quand on propose aux intervenants de se projeter 50 ans en avant et d’imaginer les scénarios possibles quant à notre alimentation, des plus sombres aux plus optimistes, leurs réflexions convergent: en somme, tant qu’il y aura des apiculteurs ayant le courage et les moyens de remonter leurs ruches, il y aura des abeilles mellifères. Mais si l’apiculture perd sa rentabilité et que les apiculteurs se découragent parce que le métier devient trop dur mentalement et financièrement, on fera face à un réel danger. Sans apiculture, on se retrouverait avec un problème de pollinisation qui aurait des répercussions énormes sur toute l’industrie agroalimentaire. Plusieurs cultures risqueraient de s’effondrer.
On aurait encore accès à de la nourriture (maïs, blé, riz, pommes de terre…), mais plusieurs aliments nutritifs (fruits, huiles, noix…) deviendraient plus rares, et donc plus chers. On assisterait vraisemblablement à l’émergence d’une alimentation à deux vitesses accentuée: les mieux nantis mangeraient des produits plus variés que les moins fortunés. Selon les quatre experts interrogés, il existe donc un lien entre les abeilles et la sécurité alimentaire. «C’est étonnant de partir de si petites bibittes et d’arriver à de si grands impacts sur la santé et la société!» s’exclame Madeleine Chagnon.
Conséquemment, il est primordial que les apiculteurs continuent à bien vivre de leur métier, martèle Pierre Giovenazzo. Les aider, c’est d’ailleurs ce qui le motive à poursuivre ses recherches, notamment au Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD). Ne lui parlez surtout pas de robots pollinisateurs (des minidrones qui effectueraient le travail de pollinisation à la place des abeilles): «Si ça arrive un jour, je m’exile sur une île déserte et je ne reviens plus!»
Madeleine Chagnon, elle, qualifie d’absurdes les recherches menées par l’industrie pour développer des cultivars OGM ne nécessitant aucune pollinisation. «Le but est d’arrêter de tout intoxiquer: les êtres humains, nos sols, nos abeilles; certainement pas de créer de nouveaux OGM!»
Pour les quatre experts, le scénario le plus optimiste passe par la lutte contre le statu quo. Il faut prendre conscience de la situation et changer nos façons de consommer, en commençant par réduire le gaspillage alimentaire. En effet, si on mangeait tout ce qu’on produit, on pourrait cultiver de moins grandes surfaces. On gagnerait aussi beaucoup à produire et à vendre à une échelle plus humaine et plus locale, en abandonnant graduellement le modèle d’agriculture productiviste et mondialisée au profit de fermes écologiques, diversifiées, de plus petite taille. «L’agriculture biologique, ce n’est pas un retour en arrière, c’est un pas vers l’avant», répète inlassablement Madeleine Chagnon dans ses cours et ses conférences.
Au moment où on écrit ces lignes*, elle collabore d’ailleurs à un projet mené au CRSAD visant à faire homologuer un biopesticide qui pourrait remplacer les insecticides de synthèse. «Si la demande pour le bio augmente, même les grandes compagnies s’y mettront et créeront des produits plus sécuritaires. Mais elles doivent sentir que la demande est là. Or, à la base de la demande, il y a le consommateur. Les gens doivent réaliser à quel point ils ont du pouvoir par leurs choix.»
Les spécialistes consultés voient avec enthousiasme beaucoup de jeunes se lancer en agriculture et en apiculture à petite échelle. «Ce sont peut-être eux qui changeront les choses, en étant plus radicaux et plus déterminés dans leurs choix», lance Anne-Virginie Schmidt à propos des générations qui la suivent. Pour cette apicultrice, l’éducation des consommateurs (et des futurs consommateurs!) est essentielle, mais les décideurs et les institutions ont aussi des responsabilités à prendre pour soutenir les apiculteurs, déployer des formations visant à affiner l’expertise apicole, interdire des substances nocives et financer la recherche en apiculture. Il faudrait aussi privilégier les aliments régionaux dans les institutions (écoles, hôpitaux…) et étiqueter les OGM, comme cela se fait en Europe.
Malgré l’ampleur des enjeux et des défis, aux Miels d’Anicet, on reste optimistes. «On arrêterait de faire notre métier si les scénarios catastrophes nous obsédaient. On pense que l’abeille va s’adapter et on l’aide à le faire en élevant nos reines. Et puis, on parle avec les clients pour semer des graines de sensibilisation et créer de l’attachement. Lorsqu’ils sont touchés au cœur, les gens passent plus facilement aux actes, en laissant les pissenlits sur leur pelouse, en privilégiant davantage le bio et le local, et en signant des pétitions! Chaque citoyen peut privilégier les aliments de base provenant de petites fermes écologiques locales, réduire le gaspillage, planter des fleurs… et faire des pressions auprès des élus!»
Bien sûr, la motivation vient du cœur pour plusieurs, mais elle peut aussi passer par les papilles. Beaucoup de consommateurs trouvent les aliments biologiques tout simplement meilleurs que leurs pendants standardisés, mentionne Madeleine Chagnon. Comme quoi le plaisir de manger a aussi une place dans l’équation vers des comportements d’achat plus durables.
*Ce texte est paru en 2018, dans le numéro Futur.