«Autrefois, tout le monde avait accès à des fruits et légumes, même les personnes habitant en ville. Les gens étaient plus pauvres, mais tout le monde avait de la famille en campagne où ils pouvaient envoyer les enfants l’été pour travailler sur la ferme. Les enfants pouvaient alors manger des produits frais et de qualité», m’a dit Nathalie, une amie productrice laitière, lors d’une conversation d’après-midi pluvieux. Mais les temps ont changé et aujourd’hui les enfants de Nathalie se font demander comment on trait ça une poule, si on veut du… lait de poule!
Nos systèmes alimentaires sont devenus de plus en plus éloignés de nous, ce qui rend l’approvisionnement en produits de chez nous plus difficile. Cette réalité découle en partie de l’urbanisation des sociétés et de la globalisation de l’alimentation: «manger Québec» c’est paradoxalement souvent plus difficile d’accès et plus cher.
Ces aliments qui voyagent plus que nous
Les récentes renégociations de l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (CUSMA) ont dévoilé au grand jour l’une des barrières de notre système agroalimentaire, soit les accords de libre-échange régissant les produits agricoles. Avec la libéralisation des marchés, certains pays sont encouragés à se spécialiser dans la production de certaines denrées. Selon ces règles, il est souhaitable qu’un pays qui puisse produire plus à moindre coût prenne le contrôle du marché. Dans le cas de CUSMA, la question du lait était au cœur des débat puisque les États-Unis, de par la taille de leurs fermes, sont économiquement capables de produire du lait pour moins cher que ce que nous faisons au Canada.
Cette logique pose problème parce qu’elle favorise l’élaboration d’un système alimentaire extrêmement dépendant, dicté par le marché et les demandes des consommateurs des pays du Nord, minant ainsi les capacités de production locale et de souveraineté alimentaire des peuples. À grande échelle, les règles de commerce sont problématiques puisqu’elles éclipsent l’agriculture pluriproductrice de subsistance et dépossèdent ses artisans. Aussi, bien que les épiceries mettent de plus en plus de produits locaux sur leurs tablettes, il reste que la plupart des aliments qui s’y retrouvent viennent d’ailleurs.
Les supermarchés et leurs super aubaines
Dans les chaînes d’approvisionnement globalisées, les supermarchés et autres géants sont les principales sources d’approvisionnement des consommateurs. Afin de répondre à la demande de leurs clients, les grandes bannières de l’alimentation désirent avoir un approvisionnement régulier et en quantité suffisante pour créer cette abondance dans les étalages. S’ajoute à cela les nombreuses règlementations sur la salubrité et l’innocuité des aliments, ainsi que les fédérations de producteurs qui sont responsables de la mise en marché de certaines catégories de produits.
Certes, cet encadrement est nécessaire pour assurer respectivement la protection des consommateurs et des producteurs, mais la forme très rigide crée des obstacles d’entrée considérables pour le développement des produits québécois dans les épiceries. Il est alors difficile, pour les personnes n’habitant pas près de marchés publics, de marchés fermiers ou encore près de fermiers tout court, de s’approvisionner en produits locaux.
Le prix: la bouchée qui passe de travers
Avec l’été qui arrive, nous attendons (avec impatience!) les salades de tomates et de basilic, ainsi que les shortcakes aux petits fruits. Malheureusement, tout le monde n’a pas la chance de se réjouir de cette promesse d’abondance locale: «manger Québec» coûte plus cher (voire trop cher). Cela est principalement causé par ce même phénomène de libéralisation abordé plus tôt: les tailles des fermes québécoises étant généralement plus petites, les productions d’ici ne bénéficient pas des mêmes économies d’échelle que leurs compétitrices étrangères. Soulignons aussi que les salaires des employés ne sont pas les mêmes que ceux offerts au Mexique par exemple, ce qui a également des répercussions sur les prix des produits. Malheureusement, manger local est actuellement réservé à un marché de niche.
Je veux manger de chez moi
Plusieurs agriculteurs sont conscients de ce problème et souhaitent voir se concrétiser une démocratisation des aliments du Québec. Les paniers fermiers, ou autres initiatives d’agriculture soutenues par la communauté, sont une bonne façon de s’approvisionner en produits québécois à l’année. Certains fermiers offrent également des arrangements pour les méthodes de paiement, ce qui peut permettre à ceux et celles qui auraient les finances plus serrées de s’abonner. Des paysans mettent également en place des modèles de ferme à but non lucratif en offrant les légumes au prix de production ou en s’associant avec la garderie du village d’à côté. En ville, les initiatives d’agriculture urbaine sont en pleine effervescence et rapprochent les gens de leur alimentation: les Urbainculteurs et le collectif Craque-Bitume à Québec, les jardins du Dépôt, le collectif des Fruits défendus et celui des Incroyables comestibles à Montréal, pour n’en nommer que quelques-uns.
Plusieurs études d’ici et d’ailleurs ont cependant démontré que la plupart de ces initiatives allaient principalement rejoindre les personnes de la classe moyenne, laissant ainsi les barrières à l’alimentation pour les personnes ayant un plus faible revenu ou les personnes marginalisées à l’écart de ces belles initiatives [Voir NOTE] C’est pourquoi des installations comme le Marché Ahuntsic-Cartierville et le Marché solidaire Frontenac, le Frigo-partage du parvis de Saint-Roch et une panoplie d’autres initiatives sont essentielles dans une perspective de justice alimentaire. Et pourquoi ne pas revendiquer des réseaux plus accessibles en popularisant des paniers fermiers solidaires (où un abonné plus fortuné peut contribuer pour un peu plus que la valeur de son panier et ainsi réduire le coût pour une autre personne)? Ou encore pourquoi ne pas créer des partenariats entre les écoles et les centres pour personnes âgées avec des fermes du coin? Des idées, il y en a des tonnes déjà: il ne manque plus que du courage politique et populaire pour questionner et déconstruire ces barrières.
Avec le retour du soleil, nous devrions, tous et chacune, avoir le droit de célébrer nos aliments frais et être capable de savourer ce qui pousse chez nous. Ce qui m’inspire le plus dans les paroles de Nathalie c’est cet appel à la reconnexion. Parce qu’au fond, l’alimentation locale c’est ça: savourer, découvrir et, surtout, se reconnecter avec notre culture par le biais de notre agriculture.
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NOTE: Le Réseau pour l’alimentation durable vient tout juste de publier un rapport sur l’alimentation durable pour tous où une analyse approfondie de la question y est faite.