Les Innus l’appellent atiku, les Cris atikw, les Inuits yuktu. L’anthropologue Serge Bouchard l’avait surnommé «le petit père des peuples du Nord», tant sa présence était essentielle à la survie des nations septentrionales.
Autrefois présent dans la vallée du Saint-Laurent, jusqu’en Nouvelle-Angleterre et dans les Maritimes, le caribou a lentement disparu des forêts du sud de la province, victime de maladies, de la chasse et, surtout, des perturbations induites par l’industrie forestière dans son habitat. Québec l’a ainsi désigné comme une espèce vulnérable en 2005.
Les hardes au sud du 50e parallèle sont aujourd’hui réduites comme peau de chagrin. Selon les derniers recensements, le troupeau de Val d’Or compterait sept individus. Celui de Charlevoix, 17 bêtes. Et le groupe des monts Chic-Chocs, dernier vestige de l’espèce au sud du Saint-Laurent, 34.
Au total, on ne compterait plus que 5500 caribous forestiers sur le territoire québécois. Son cousin de la toundra, le caribou migrateur, se porte mieux, mais les fluctuations récentes de sa population inquiètent.
Dans ces conditions, pas question de chasser le caribou, la loi l’interdit évidemment. Seules certaines nations autochtones ont conservé ce privilège, mais beaucoup y ont renoncé volontairement pour protéger l’espèce et espérer sa renaissance.
Alors pas question d’en manger, non plus. Ni d’apprendre à le chasser, à l’apprêter, à le cuisiner. À connaître ses habitudes, ses comportements, ses manières. Avec la rapide érosion de l’espèce, c’est une part de notre patrimoine culinaire et culturel qui risque donc de disparaître.
Des racines profondes
L’historien culinaire Michel Lambert, 79 ans, se souvient, enfant, d’avoir croisé des caribous dans les forêts au nord du lac Saint-Jean alors qu’il accompagnait son père à la chasse.
Il se rappelle encore avec appétit du pâté chinois et du macaroni à la viande de caribou que préparait sa mère.
«Jusqu’au début du 20e siècle, pour les Québécois des régions rurales, manger du gibier, c’était de la nourriture de tous les jours, bien plus économique que le bœuf. On allait à la chasse au caribou comme on va à la chasse au chevreuil ou à l’original.»
Michel Lambert
Dans sa fameuse Histoire de la cuisine familiale du Québec, Michel Lambert recense des dizaines de recettes de caribou tiré des livres de recettes et de la mémoire de nos aïeuls canadiens-français et autochtones: bouillis, bouillons, braisés, brochettes, canapés, pâtés, ragoûts, rôtis, sautés, steak, etc.
Jusqu’au début des années 2000, lui-même en servait régulièrement du caribou (importé du Grand Nord) sur les tables de son auberge de La Baie, au Saguenay–Lac-Saint-Jean.
«C’était très populaire, notamment auprès des personnes âgées, parce qu’elles en avaient mangé dans leur enfance», se rappelle-t-il.
Il se faisait un point d’honneur de le servir à la «manière autochtone», c’est-à-dire accompagné d’une sauce sucrée élaborée à partir de petits fruits nordiques.
Depuis cette époque et avec l’interdiction de la chasse au caribou forestier en 2001, le caribou a pratiquement disparu de l’assiette des Québécois. «C’est une perte importante», croit Michel Lambert, en soulignant que la bête était consommée depuis l’époque de la Nouvelle-France.
«Plus le Québec s’est peuplé, plus on a buché les forêts, plus le caribou a reculé vers le nord, ce qui fait que l’animal est finalement disparu de nos mœurs», se désole-t-il.
Une perte culturelle
Cette perte est particulièrement difficile à encaisser pour les peuples autochtones, Cris, Innus et Naskapis notamment, pour qui le caribou revêtait un rôle nourricier, culturel et même spirituel.
«Cette perte culturelle est amorcée depuis le début de l’exploitation forestière et la colonisation du territoire à la fin du 19e siècle», indique Marc St-Onge, coordonnateur au développement du territoire au Conseil de la Première Nation Innus Essipit, sur la Côte-Nord.
À Essipit, non loin de Tadoussac, les aînés de la communauté se rappellent qu’au début du 20e siècle, le caribou était encore vu sur le littoral du Saint-Laurent. Puis dans les années 1950, il fallait remonter jusqu’à 60 kilomètres dans les terres pour en trouver.
«Et aujourd’hui, on en trouve presque plus», résume Marc St-Onge. La dernière autorisation donnée à un membre de la communauté pour chasser le caribou forestier remonte à 1997, quelques années avant l’instauration d’un moratoire complet au début des années 2000.
La harde de Pipmuacan, qui se situe dans le territoire de chasse traditionnel d’Essipit, compte environ 225 bêtes selon le dernier décompte effectué en 2020.
À Essipit, c’est l’orignal, une autre viande giboyeuse, qui a remplacé le caribou dans les habitudes et les réfrigérateurs des habitants.
À l’échelle du Nord québécois, ce remplacement n’est toutefois pas toujours possible et le recul des populations de caribous représente une perte alimentaire directe pour les habitants de villages éloignés, prévient Marc St-Onge. Et dans les communautés isolées, où la nourriture arrive par bateau ou par avion du Sud et coûte très cher, le fait de ne pas pouvoir chasser une espèce a un impact important au niveau économique.
La perte du lien avec cet animal, qui a fourni non seulement la viande, mais aussi les peaux et les outils nécessaires à la survie des peuples nordiques, inquiète également.
«La perte de l’animal se fait avec la perte des savoirs traditionnels qui y sont liés. Si sur une, deux ou trois générations, il n’y a plus de pratique et de savoir liés à une espèce, à ses comportements, ses habitudes, la transmission culturelle vers les plus jeunes est impossible.»
Marc St-Onge
Pour pallier à cette perte, une entente permet aux communautés où la chasse est interdite d’aller au Nord, à des centaines de kilomètres de chez eux, prélever des caribous migrateurs en territoire cri et inuit.
Mis en application pour la première fois cet hiver, le traité a par exemple permis à cinq chasseurs d’Essipit de ramener dans la communauté six caribous abattus en territoire cri.
Les animaux récoltés ont été préparés et distribués également entre les familles du village, et lors de repas communautaires. Les os et les peaux ont également été conservés.
À Essipit, comme dans plusieurs communautés innues, on a l’intention d'utiliser ces captures pour faire l’éducation des jeunes en présentant l’animal, sa signification spirituelle et historique.
Cette initiative est toutefois loin de pallier au recul de l’espèce dans son territoire originel.
S’il n’y a plus aucun lien avec l’animal et que l’animal disparaît du territoire, le risque d’une perte culturelle irrémédiable est possible, croit Marc St-Onge, qui y voit une atteinte aux droits ancestraux de sa communauté. «Si le caribou disparaît parce que le territoire a mal été aménagé, c’est une atteinte aux droits: le droit de s’alimenter, le droit de maintenir sa culture, le droit de gérer les ressources et son territoire.»
Pourquoi le caribou forestier est-il en danger?
Le sort du caribou est intimement lié à la façon dont on aménage nos forêts, explique Martin-Hugues St-Laurent, professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).
Son habitat naturel, la forêt boréale, a été rasé «par un océan de coupes forestières» au 20e et 21e siècle.
La forêt qui repousse est riche en jeunes pousses, au grand plaisir des cerfs et des orignaux qui prolifèrent dans ce nouvel environnement. Cette abondance fait aussi la joie des prédateurs des cervidés, loups et ours en tête, dont la population augmente en fonction de celles de leurs proies.
Les caribous, eux, sont désavantagés dans ce nouvel environnement compétitif, puisqu’ils se reproduisent plutôt lentement (un petit par année, ou aux deux ans).
Et contrairement au cycle proie-prédateur habituel, «il n’y a jamais de relâchement de la pression de prédation sur les caribous, car la population de prédateurs est soutenue par l’augmentation du nombre de cerfs et d’orignaux», précise Martin-Hugues St-Laurent.
Ajoutez à cela le fait que les chemins forestiers favorisent le déplacement sur de grandes distances de ses prédateurs, et vous comprendrez pourquoi les caribous se sont repliés sur les forêts anciennes, qui se font de plus en plus rares et qui contiennent moins de nutriments.
«Le caribou est sous respirateur artificiel en ce moment, mais on ne le soigne pas, estime le scientifique. Tant qu’on n’arrête pas de rajeunir la forêt et qu’on ne protège pas les massifs forestiers anciens qui nous restent, la population de caribous va continuer à décroître.»