Reprendre goût à la vie: une histoire de papilles
Publié le
02 juillet 2024
Texte de
André Bouchard
L’évolution de la vie a fait en sorte que les fonctions vitales des humains soient liées à la notion de plaisir. C’est par le désir sexuel et très souvent dans la jouissance (du moins… on l’espère) que l’acte de reproduction de notre espèce fut assuré, de façon inconsciente et non-programmée.
Il en est de même du besoin de se nourrir. La faim donne un signal qui appelle à être comblé. L’être humain aurait pu hériter d’un système digestif où il ne suffirait que de remplir le manque par un simple gavage. Or, nous avons été dotés d’un mécanisme beaucoup plus complexe voire raffiné. Le corps humain nécessitant l’apport de nombreux nutriments issus de diverses sources d’aliments, il fallait que la nature invente une manière de susciter notre curiosité afin de nous pousser à la recherche de découvertes sensorielles variées. À ce titre, un rôle primordial et extraordinaire a été donné aux papilles gustatives, instruments de plaisir par excellence. Par elles, notre quête incessante de recherche de nouvelles saveurs nous a écartés de la tentative de ne s’adonner qu’à une seule protéine. Ce sont ces petits récepteurs du goût qui ont amené l’humain à explorer et découvrir la faune et la flore mises à sa disposition puis à les transformer et les cuisiner.
Mais qu’arrive-t-il quand ces micro-appareils tombent en panne comme l’ont expérimenté, entre autres, nombre de patients touchés par la COVID longue? Malgré la perte de goût (agueusie) ces personnes peuvent continuer de s’alimenter oralement, sans plaisir toutefois. Mais, dans certains cas, cela devient pratiquement impossible. C’est la situation que vivent nombre de gens ayant subi des traitements de radiothérapie associés à certains types de cancers.
C’est ce que j’ai eu le malheur d’expérimenter récemment. Les effets secondaires comprenaient notamment une altération du goût (dysgueusie) qui a fait en sorte que tout aliment devenait grandement infecte et nauséabond au point de rendre l’alimentation orale impraticable. Ne restait plus comme alternative que l’installation d’une sonde gastrostomique par laquelle une solution alimentaire liquide est injectée directement dans l’estomac. C’est déprimant, ça complique la vie au quotidien, ça limite les possibilités d’activités, ça compromet les projets de voyage mais ça assure la survie. J’ai dû subir cette méthode de gavage pendant des mois sans garantie de retrouver un jour mes capacités gustatives.
La perspective de vivre en marge de ce monde où bouffe et gastronomie sont omniprésentes avait tout pour déprimer le foodie que je suis.
Après six mois sans avoir mangé quoique ce soit, et sans boire d’alcool, en évitant les invitations à des rencontres où il y aurait bouffe et vin et à sentir ma blonde gênée de se se cuisiner un repas, le miracle se produisit Mon radio-oncologue ne m’avait donc pas menti quand il me parlait de la formidable capacité d’auto-guérison du corps humain ainsi que de la probable régénérescence de mes papilles. Encouragé vivement par ma conjointe j’expérimentais graduellement, petit à petit une rééducation du goût. Ma cuisine se transformait en laboratoire où je notais méthodiquement chaque nouvelle tentative. Certains aliments ont longtemps gardé cet arrière-goût métallique caractéristique tellement désagréable, mais la liste des mets «comestibles» s’allongeait jusqu’à ce que l’acte de manger redevienne une fête. J’ai aujourd’hui l’impression que mes sens sont plus affutés que jamais et c’est sûrement un lieu commun que d’affirmer que les choses que l’on considère acquises révèlent toute leur importance quand elles s’absentent. Je peux dès lors affirmer à grands coups d’onomatopées (mmm!) que chaque repas sera dorénavant une célébration.
Tous n’auront pas la chance que j’ai eu et ils vont se rabattre sur d’autres plaisirs, résilience oblige. Pour ma part, après une longue parenthèse d’insipidité je reprends GOÛT à la vie.