Souvenirs d’une enfance dans le Grand Nord - Caribou

Souvenirs d’une enfance dans le Grand Nord

Publié le

09 août 2021

Illustration d’Elisapie Isaac_Caribou
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Élevée dans une famille inuite, à Salluit, au Nunavik, l’auteure-compositrice-interprète et cinénaste inuk Elisapie Isaac se remémore les saveurs de son enfance.

Un récit d'Elisapie Isaac
Illustration de Michèle Lévesque

Je m’appelle Qupanuaq (Oiseaux). C’est l’un des quatre noms que j’ai reçus à ma naissance pour honorer les femmes qui entouraient ma mère. Je suis née dans le nord du Nunavik, à Salluit, qui veut dire «les maigres» en inuktitut. Les gens de mon peuple sont abusivement appelés les «eskimos», ce qui veut dire littéralement «mangeurs de viande crue». C’est vrai qu’on mange beaucoup de viande crue. Pis?

Caribou, béluga, phoque, omble de l’Arctique, baleine, ours, lagopède alpin... Depuis des siècles, mon peuple mange ce qu’il trouve autour de lui. La façon d’apprêter tous ces aliments dépend aussi de ce qu’on trouve autour de nous. Les épices, les légumes, la mayonnaise, le ketchup ne courent pas la toundra... Un méchoui de caribou, ce serait incroyable, mais on n’avait pas de bois, en haut dans la toundra, pour faire cuire une bête comme ça. Alors on mange cru ou bouilli. C’est à peu près les deux façons traditionnelles de manger ce qu’on chasse ou on pêche. Sinon on congèle le tout. Gelé comme un Popsicle au caribou! Imaginez les hommes à la chasse avec leur fusil, leurs harpons et leur savik (le couteau des hommes). Quand ils attrapent un phoque, ils l’ouvrent immédiatement et commencent à le manger sur place et à boire le sang à même la bête.

J’ai appris récemment que les Inuits avaient encore, pour la plupart, leurs dents de sagesse. Comme si l’évolution de l’espèce ne nous avait pas privés des nos dents à cinq pointes. La raison est simple: on continue de s’en servir pour mastiquer tous ces aliments crus qu’on aime tant. On vit encore selon des coutumes ancestrales, même si le Kraft Dinner a fait son apparition dans l’histoire moderne. Parlant de dinner, mes plus beaux souvenirs d’enfance, c’est quand mon mari, Saali Markde Ivujivik, directeur de la coop, me faisait choisir dans son magasin général ce que j’avais envie de manger. Je choisissais du TV dinner comme si c’était le repas des petites reines.

Au fond, c’est ce que j’étais un peu, sa petite reine. Il était dans sa cinquantaine. Quand je dis que c’était mon mari, c’est à cause de la tradition inuit. Il était mon oncle, mais j’ai reçu le même nom que sa femme (Qupanuaq). J’étais donc sa «petite femme». Il me trouvait belle pour une petite femme. Il me gâtait de petites attentions et me donnait surtout de l’amour. Il savait que je ne voulais pas toujours manger du poisson et du caribou crus. Alors il me payait parfois du TV dinner ou des petits gâteaux Vachon! À l’époque, la nourriture gelée, je trouvais ça ennuyant dans la bouche. Et je trouvais injuste de devoir manger ça. J’ai grandi depuis et je ne mange plus de TV dinner. Je demande à ma famille et à mes amis de m’apporter du caribou, de l’omble de l’Arctique et du mattak (peau de béluga) quand ils viennent me visiter.

Notre rapport avec les animaux est différent aujourd’hui. Avant, notre survie dépendait d’eux. On levait le camp en fonction des mouvements de troupeaux sauvages et des marées, pour les trouver. Au 20e siècle, les voies de communication se sont développées, et les bateaux arrivent maintenant régulièrement pour approvisionner les étagères de nos épiceries. Notre survie ne dépend plus autant des animaux, mais notre identité inuite demeure intimement liée à eux. On célèbre encore un bon chasseur. Sa virilité est confirmée lorsqu’il ramène les bêtes au village. Petite, quand j’entendais le ski-doo de mon père arriver, je courais hâtivement à sa rencontre pour voir s’il ramenait des animaux dans son qamutik (traîneau). Lorsque je le voyais, calme et fier, par -40℃, la barbe remplie de neige gelée, je savais qu’il avait rempli son rôle d’«homme-pourvoyeur», et je ne pouvais m’empêcher de le voir comme le plus bel homme du monde. Il n’était pourtant pas l’homme le plus fort et le plus important du village. Un type tranquille, de peu de mots, serviable. Il travaillait comme commis à la coop – il y resta jusqu’à sa mort. Mais pour moi, il était un chasseur, avec un réel instinct. Malgré sa proximité quotidienne avec la nourriture occidentale, son plus grand plaisir était de manger la nourriture qu’il avait lui-même chassée ou pêchée.

Les rites de passage dans le Grand Nord sont souvent liés à la nourriture. Un enfant devient un homme quand il est capable de ramener de la viande ou du poisson à la maison selon les coutumes ancestrales (aidé d’un fusil tout de même!).

Au secondaire, enfermés toute la journée dans l’école, on vivait une véritable torture. Surtout quand, dehors, le soleil brillait sur la neige et qu’on entendait les oies revenir du Sud. Les nuits disparaissaient aussi pour laisser place au jour presque constant. C’était une torture spécialement pour les garçons. Ils savaient que leurs pères partaient vers la montagne ou le camp pour aller chasser les oies. Souvent,l’après-midi, les jeunes garçons disparaissaient en gang, fusil à la main, pour, eux aussi, devenir des hommes. Les oies chassées étaient ensuite plongées dans l’eau bouillante. Je me souviens encore de cette odeur d’oie bouillie dans la cuisine. On n’y ajoutait aucune épice – que du sel –, mais on les laissait cuire si longtemps que la viande fondait dans la bouche.

Je me souviens du jour où ma mère m’a donné mon premier uluk, un couteau réservé aux femmes et utilisé pour préparer la viande et le poisson ou nettoyer les peaux d’animaux. Je me souviens surtout de m’être sentie comme une femme. Ma féminité était reconnue et honorée par ma mère. J’ai offert un petit uluk à ma fille pour ses cinq ans afin de perpétuer cette coutume. Elle l’utilise fièrement chaque fois qu’on mange du poisson ou du frozen caribou venu de chez nous.

Au printemps, les week-ends de pêche sur la glace commencent. On pêche un poisson délicieux: l’omble de l’Arctique. Un genre de saumon qui goûte les profondeurs de l’océan. Les hommes percent d’abord l’épaisse couche de glace et se réunissent autour des bons spots. Les Coleman stoves réchauffent les Cup-a-soup et font fondre la glace qui servira à faire du thé. Le tout s’accompagne d’une bonne bannique ou, pour certains, de petits gâteaux Vachon. La pêche se fait avec un fil et un hameçon. On regarde les fonds bleu foncé pourvoir le poisson approcher. Il n’y a pas de quotas pour nous là-haut. On en prend autant qu’on peut. On aligne notre pêche miraculeuse sur la glace maculée de sang de poisson. Ce sera nos réserves pour les prochains mois. Le printemps, c’est ça: se faire un chum, passer des nuits blanches, manger des oies...

Une fois l’été arrivé, on va camper à l’extérieur du village. On se rapproche de la nature, on s’immerge dedans. Les femmes s’affairent à sécher le poisson fraîchement pêché sur un fil comme on fait sécher du linge. Les filets sont précoupés en diagonale et pendus par la queue. C’est notre saumon fumé à nous. On campe aussi pour se rapprocher des bélugas, qui arrivent au début de la «saison chaude». La peau de béluga est sûrement notre préférée. Le plus souvent, on la mange crue, mais on fait aussi sécher sa viande. On récupère le gras de l’animal en râclant la peau pour en faire une huile appelée misiraq. C’est notre dipping sauce qui rend tous nos plats moins secs et plus savoureux.

La chose qui me manque le plus aujourd’hui, c’est de me sentir complètement en symbiose avec cette vaste nature si généreuse, d’être en rapport direct avec les animaux qu’on mange. Depuis mon arrivée à Montréal, il y a déjà presque 15 ans, je m’ennuie chaque saison un peu plus. Bientôt, j’aurai ma propre cabane à l’extérieur de mon village. Pour y camper l’été, revivre le calme et le silence, et donner cet héritage à mes enfants. Un jour mon irnik (fils) va courir vers moi pour m’annoncer qu’il a tué son premier phoque. Il devra alors en donner un morceau à ma sœur, qui est sa arnaqutik (celle qui a coupé son cordon ombilical).

Mon homme n’est pas inuk. Il est un ouioui. C’est comme ça qu’on nomme les francophones. Il vient de Toulouse, et sa famille vit dans le Gers, le pays du foie gras. Quand on reçoit aujourd’hui du caribou ou du béluga à la maison, il veut toujours faire des recettes de qallunaaq (homme blanc). «Et si on faisait un “caribourgignon” avec ce morceau de viande?» Alors on s’obstine un peu. Pour moi, le plaisir de manger cette nourriture se situe dans la simplicité. Le morceau sorti du congélateur, encore gelé, mon uluk pour couper de fines tranches, et that’s it. J’ai quand même accepté qu’on fasse un carpaccio de caribou l’autre jour... Du parmesan, des câpres, de l’huile d’olive, un filet de citron et du sel de Guérande. J’ai alors pensé à mon père. Il me semble qu’il aurait aimé goûter à ce genre de choses. Il aurait probablement dit nakurmiik (merci) à son gendre. Je l’imagine tout petit, à la chasse, dans le blizzard. À la recherche du caribou, pour survivre.

Mes plats préférés
Foie cru de phoque
Je me souviens d’une aînée de Qausuittuq (Grise Fiord), qui m’a offert un foie de phoque. Je l’observais à la plage, scrutant l’eau et les banquises, avec son rifle. Une fois le phoque atteint, elle a envoyé un jeune homme chercher l’animal en bateau. Elle m’a laissée manger le foie, chaud, une partie qu’on garde habituellement pour les aînés, les sages.
Igunaq
L’igunaq, c’est de la viande de morse fermentée. On enterre de gros morceaux de viande de morse avec le gras et la peau. On la recouvre de pierres et on la laisse vieillir pendant un an. On la mange l’année d’après, gelée. L’odeur ressemble à celle du roquefort. On aime ou on n’aime pas.
Suvalik
Le suvalik est un dessert. On sèche des œufs de poisson au soleil, puis on les réduit en poudre. On mélange avec du misirak (huile de béluga) jusqu’à ce que ça monte (comme une mayonnaise). Puis on ajoute des mûres.

Ce texte est paru dans le numéro 1, LES ORIGINES, à l'automne 2014.

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