Journal d’un vigneron: todo estara bien - Caribou

Journal d’un vigneron: todo estara bien

Publié le

10 juin 2020

Texte de

Sébastien Daoust

Le vigneron Sébastien Daoust, du vignoble Les Bacchantes à Hemmingford, est confronté à la fermeture des frontières alors que les travailleurs étrangers temporaires doivent arriver pour le début de la saison.
Le vigneron Sébastien Daoust, du vignoble Les Bacchantes à Hemmingford, est confronté à la fermeture des frontières alors que les travailleurs étrangers temporaires doivent arriver pour le début de la saison.
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26 mai 2020. La nature s’en balance. C’est ce que je me suis dit en regardant les bourgeons de marquette, tout haut, et ceux de pinot noir, tout bas. Les feuilles apparaissent. On voit même les petites grappes. La COVID, les vignes s’en balancent. Il fait déjà 24 degrés. On annonce 29°C en ce 26 mai, ressenti 35°C.

Et là, ça me frappe. Voilà deux mois et demi, j’avais une conversation étrange avec Raphaël, mon agronome.

J’étais quelque part sur le chemin des Patriotes, entre Saint-Hilaire et la 10. J’étais parti à 5h de Verdun, avec un camion loué pour les livraisons de la journée. Madame Chose, la Supérette du Diner, William J. Walter à St-Roch, l’Épicerie Européenne... Visite éclair de dernière minute dans une SAQ avec Guillaume, mon collègue de l’agence LBV, à Québec. Puis, en revenant, une livraison rapide chez un ami d’enfance, Ian. On revient à la maison vers 15h, pour le retour de mes filles de l’école. Ma conjointe est à la maison, mais elle doit travailler jusqu’à 17h. C’est ma vie depuis le début janvier. Chaque deux semaines, je monte à Québec. La Régie des alcools, des courses et des jeux ne permet pas la livraison par une tierce partie, alors c’est le vigneron qui doit livrer. 

En revenant de Québec, rendu au Madrid, le gouvernement annonce que les écoles seront fermées le lendemain. Et on ne sait pas quand elles vont rouvrir. Les déplacements essentiels sont les seuls acceptés. Tous les autres sont suspendus. Bref, vous connaissez le topo. On veut fermer les frontières, mais le fédéral tarde.

Fermer les frontières. Les gars arrivent dans un mois. Les gars, ce sont mes travailleurs du Mexique: Virginio, Luis et Mariano. Alex a un problème, il ne pourra pas être là cette année. Donc, ça me prend deux nouveaux gars. Un total de cinq. 

Ils n’arriveront pas. Il faut s’y faire.

J’appelle ma conjointe. Je lui dis que le bel engouement pour nos vins, depuis le début janvier, avec la nouvelle marque que nous avons créée avec ILOT stratégie + gestion de marque et Caserne, est probablement terminé. Ils ont fermé les restos, et je ne peux pas croire que les boutiques vont rester ouvertes. 

«Une chose à la fois» qu’elle me dit. Rien n’arrive pour rien. C’est le slogan officieux du vignoble.

Puis, à Belœil, je panique. Pas de collègues du Mexique… pas de culture cette année. Est-ce que Serge, mon bras droit dans le champ, saura trouver des Québécois pour y travailler? 

J’appelle Raphaël. 

«Raphaël, mettons que je n’ai pas mon monde cette année, quel est le minimum qu’un gars peut faire, pour au moins faire survivre les vignes pour l’année prochaine? Oublie le raisin, je ne vinifie rien, je ne vends rien. Je suis seul.»

Il m’explique. Taille sommaire des vignes. Vendange verte. Protection hivernale infernale cet automne. 

C’est ça l’agriculture. L’agriculture se fout de tout. La nature s’en balance. La vigne, à la base, c’est une mauvaise herbe envahissante. On la traite comme un bonzaï, et on obtient un semblant de contrôle. On ne la traite pas, et elle se comporte comme un pissenlit dans un tas de fumier. On ne peut pas mettre la vigne sur «pause».

Mais on est le 26 mai maintenant. 

Virginio passe à côté de moi. Mariano et Luis blaguent en arrière. «Estas caliente, patron?»

C’est une blague. Je leur demande s’ils ont froid quand il fait en bas de 10oC. 

«Un poquito, pero todo estara bien.» 

J’ai livré quatre autres fois à Québec depuis la mi-mars. Je pensais avoir 10 mois d’inventaire, et je suis maintenant à sec. Les Québécois se sont levés, et ont décidé de consommer local. On a décidé, collectivement, de s’informer. Il n’y a rien de parfait, et on ne peut pas tout le temps avoir le luxe de nos convictions. Mais collectivement, nous avons consommé autrement. 

Rien n’arrive pour rien dans la vie...

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