Que restera-t-il de nos bars? - Caribou

Que restera-t-il de nos bars?

Publié le

01 octobre 2020

Bar à vin Le Minéral
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Frappés de plein fouet par les impacts de la pandémie, ciblés par des mesures gouvernementales restrictives, ostracisés par certains décideurs, médias et une partie de la population, les bars et lieux de sorties nocturnes du Québec viennent de fermer leurs portes pour une deuxième fois. Parviendront-ils à survivre à cette nouvelle épreuve et à se réinventer?

Texte de Sophie Ginoux

3000 billions de dollars de revenus annuels et 150 millions de travailleurs. Voici ce que représente, à l’échelle planétaire, l’industrie des bars et du nightlife. Ou du moins, ce qu’elle représentait jusqu’au mois de mars 2020, lorsque la pandémie de COVID-19 a provoqué l’arrêt de toutes les activités sociales et la fermeture temporaire de la majorité des établissements.

Six mois de survivance

Au Québec, où cette branche concerne 2000 adresses et rapporte en moyenne un milliard de dollars par an, les mesures ont été aussi, sinon plus drastiques qu’ailleurs. «C’est simple, reconnaît Mathieu Ménard, copropriétaire du Blind Pig et du Minéral, deux bars de Montréal, nous avons été les premiers à fermer et les derniers à rouvrir.»

Effectivement, les lieux pour prendre un verre et sortir le soir ont été immédiatement considérés par la Santé publique comme des vecteurs privilégiés de propagation du virus de la COVID-19. Entre la mi-mars et la mi-juin, ils n’ont donc eu aucune latitude pour agir, ou presque. Pis encore, ils ont vu les restaurants décrocher l’autorisation de vendre du vin et des alcools entre leurs murs ou en formule à emporter, alors qu’il leur était interdit de le faire et que la plupart des aides financières leur étaient inaccessibles. Mathieu Ménard, qui avait prévu d’ouvrir au mois de mars Le Minéral, avoue aujourd’hui: «J’ai eu le sentiment que tout ce que j’avais bâti depuis 12 ans allait s’effondrer comme un jeu de cartes. Nous avons dû faire preuve d’une grande résilience.»

Puis, au début de l’été, les bars ont pu rouvrir. Mais à quel prix? Contraints de réaliser des aménagements importants, de baisser drastiquement leur capacité d’accueil, de revoir leur concept (masque obligatoire, danse interdite, clientèle assise aux tables), d’accepter que leurs heures d’ouverture fluctuent, ils se sont aussi heurtés à la méfiance du gouvernement québécois et, il faut le dire, aux comportements parfois hasardeux d’une clientèle habituée à consommer, fêter et danser jusqu’aux petites heures du matin. «Nous avons pourtant été les premiers à imposer à nos visiteurs la prise de température à l’entrée et le port du masque, avant même que la Santé publique ne le demande», s’objecte Nazim Tedjini, copropriétaire de La Voûte, une boîte de nuit qui pouvait avant la pandémie accueillir 500 personnes par soir d’ouverture.

Il a cependant dû, au même titre qu’Alexandre Brosseau, copropriétaire du Soubois, un autre haut-lieu du nightlife montréalais, et de bien d’autres bars festifs se résoudre à fermer l’intérieur de son établissement et concentrer son activité en terrasse pour survivre à une saison estivale sans événements ni touristes… et sans grands visiteurs. Ces derniers ont été effarouchés par un double discours politique monté en épingle par les médias et qui ressemblait en gros à ce qu’a récemment dit en conférence de presse le ministre de la Santé et des services sociaux Christian Dubé: «Oui, vous pouvez vous rendre dans un bar, mais on ne vous le recommande pas vraiment.» Pourtant, selon des données colligées par La Presse, une seule éclosion aurait été recensée dans les bars dans la région montréalaise.

Les bad boys de l’économie

Qu’est-ce qui explique cette défiance à peine masquée de nos gouvernants vis-à-vis de l’industrie des bars et des boîtes de nuit? Eh bien, au-delà d’être synonymes de rassemblements qui ne sont pas désirés en période de distanciation sociale, ces établissements sont encore affublés d’une mauvaise réputation qui ne dérange personne lorsque la société va bien, mais qui en fait des cibles parfaites lorsque ce n’est plus le cas.

«Le monde des bars et du nightlife se situe dans une zone grise, admet Alexandre Brosseau. Pourtant, nous sommes des entreprises comme les autres, générons des revenus, payons nos impôts, créons des emplois et contribuons à la notoriété de nos villes.» Mathieu Ménard est encore plus révolté que son confrère contre ce qu’il considère comme une injustice flagrante.

«Nous sommes les bouc-émissaires de cette crise. Si le gouvernement était conséquent, il refermerait tout: les gyms, les salons de coiffure, les boutiques, les écoles. Mais comme il ne sait pas trop quoi faire, ce sont les restaurants et les bars qui écopent en premier.»

Mathieu Ménard, copropriétaire du Blind Pig et du Minéral

Une fois ce constat réalisé, il faut toutefois fouiller dans le passé des bars pour comprendre ce qui fait d’eux des bad boys aux yeux de nos institutions. «Notre milieu souffre d’une représentation qui date de plusieurs dizaines d’années, souligne Pierre Thibault, propriétaire de la Taverne Saint-Sacrement et président de la Nouvelle Association des Bars du Québec (NABQ) créée au mois de mars 2020 en réaction à la pandémie: le mythe du vieux bar crado où on va juste pour se saouler et qui est la vitrine du crime organisé. Mais il faut tourner la page ! Nous sommes aujourd’hui des entrepreneurs sérieux et des pourvoyeurs d’emplois avec des plans d’affaires solides.» 

Il n’est donc pas surprenant que les bars aient été dans un premier temps inadmissibles aux mesures économiques d’urgence octroyées par les gouvernements fédéraux et provinciaux. Et que depuis des années, les demandes de prêts qu’ils adressent aux banques soient régulièrement refusées. Il semble toutefois que la NABQ, forte maintenant de quelques 200 membres à travers le Québec, parvienne progressivement à changer les mentalités. C’est du moins ce qu’espèrent Pierre Thibault et ses confrères, à l’heure où cette deuxième fermeture risque de condamner jusqu’à 60% des établissements à mettre la clé sous la porte.

Temps d’incertitude

Même si la majorité des entrepreneurs s’y attendaient, l’annonce faite cette semaine a provoqué un flot d’amertume et d’appréhension. Alexandre Brosseau et Nazim Tedjini, qui ont investi avec leurs partenaires des sommes colossales pour réinventer leurs établissements – Le Soubois est devenu un cabaret gourmand et La Voûte, un supper club – sont assez pessimistes, même s’ils font partie de ceux qui ont trouvé des solutions d’attente. «En tant qu’entrepreneurs, nous sommes habitués à une bipolarité constante faite de hauts et de bas. Mais je crois que cette fermeture va se traduire par une hécatombe de faillites au cours des prochains mois», pense Nazim. 

Un avis partagé par Alexandre, qui croit lui aussi que les 28 jours d’arrêt annoncés par le gouvernement pourraient se poursuivre bien plus longtemps. Il dit d’ailleurs plus sévèrement: «Ça aurait coûté moins cher d’aider financièrement les établissements, plutôt que de les laisser rouvrir tout croches, avec des restrictions majeures et aucune imputabilité des clients récalcitrants.» Effectivement, les habitudes ont la vie dure. Même si la Voûte ouvrait à 18h depuis le mois de septembre, les clients du désormais supper club arrivaient à la même heure qu’avant, vers 21h, ce qui ne laissait que deux heures d’opération effective à l’équipe de Nazim Tedjini, qui devait déjà jouer à la police avec certaines personnes.

Toutefois, c’est sans doute l’improvisation et l’incohérence dont semble faire preuve le gouvernement – qui évolue certes en eaux troubles – qui s’est contredit à plusieurs reprises au cours des derniers mois, qui désole le plus les propriétaires de bars et lieux de nuit. «J’ai l’impression que nous sommes des gladiateurs envoyés dans l’arène et que l’on regarde crever», reconnaît Mathieu Ménard, qui ne comprenait déjà pas comment, en stoppant la vente d’alcool dans les bars à 23h, on pouvait empêcher les clients de continuer par la suite à fêter chez eux sans encadrement. 

Des solutions?

Alors que débute une deuxième vague de pandémie dont personne ne peut prédire le déroulement, quelles sont les solutions envisageables pour les bars et, plus globalement, le nightlife au Québec? «À court terme, indique Pierre Thibault de la NABQ, nous souhaitons que les aides annoncées par le gouvernement cette semaine soient précisées. Une aide financière intégrant les frais fixes, les taxes d’affaires ou le retour de la TVQ payée en 2019 serait selon nous un minimum, car les impacts négatifs de cette seconde fermeture seront rapides. Nous aimerions aussi avoir l’autorisation de vendre de l’alcool à nos clients pour consommation à domicile.»

Sylvain Charlebois, directeur principal du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’université Dalhousie, croit pour sa part que le gouvernement québécois apprécie mal le rôle économique des bars et fait fausse route. «Il va bien falloir comprendre qu’éradiquer ce virus est utopique, et trouver un équilibre pour que les gens, notamment les jeunes, puissent continuer à vivre et à encourager l’économie.» Le chercheur pense à des solutions concrètes, comme un incitatif à la consommation inspiré des initiatives récentes menées en Grande-Bretagne et au Nouveau-Brunswick, qui ont pris en charge une partie des factures payées par les clients dans les restaurants et les hôtels. Bref, selon lui, il ne faut pas décourager les gens de fréquenter des bars, mais plutôt les encourager à le faire en suivant les règles sanitaires.

Alexandre Brosseau aimerait de son côté que ses confrères profitent de ce temps d’arrêt pour revoir un modèle qui, à ses yeux, est brisé depuis longtemps. «Notre base n’est pas solide, puisque nous avons été ébranlés dès les premières semaines de fermeture. Nos marges de profit ne sont pas assez importantes, nos employés ne sont pas assez payés.» À contrario de beaucoup de ses pairs, l’entrepreneur croit que la situation historique que nous vivons peut s’avérer porteuse pour son milieu. Il est d’ailleurs très fier de son nouveau projet de cabaret au Soubois, rendu possible grâce aux subventions salariales et qui suit une tendance apparue au cours des dernières années dans d’autres grandes métropoles comme New York, Londres ou Paris.

Selon lui, les changements opérés actuellement demeureront en place durablement, même lorsque la pandémie aura disparu. Il nomme cette transformation profonde «le nouveau normal.» «L’expérience globale de sortie a changé, dit Alexandre, mais je crois que si on propose un concept de destination avec quelque chose en plus de l’offre de bar traditionnelle, ça peut marcher.»

Nazim Tedjini, enfin, croit sincèrement que sans lieux de divertissement, une ville n’a pas d’âme. «Ce qui fait l’identité de Montréal, ce n’est ni la beauté de la ville, ni le soin qu’on prend de ses infrastructures. Ce sont ses gens, ainsi que ses scènes gastronomique et culturelle qui la distinguent. Elles mériteraient donc plus d’amour en ce moment.» Ce message sera-t-il entendu?

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