Autour de la table
Publié le
23 avril 2020
Chaque mois, Caribou offre une carte blanche à une personnalité pour qu’elle s’exprime sur le sujet de son choix. En ce mois d'avril particulier, après six semaines de confinement, l'auteur David Goudreault, nostalgique, rêve de repas partagés et de moments autour de la table.
Une carte blanche de David Goudreault
Peu importe ce qu’il y a sur la table, finalement. Après dix ans sans toucher de viande, je me taperais un filet mignon ou une poitrine de poulet à l’instant, si je pouvais partager un repas avec quelqu’un que j’aime. Mon orthorexie est soluble dans le confinement. Aucune de mes bonnes habitudes alimentaires ne saurait entraver ma route si un méchoui avec mes vieux potes se présentait. J’exagère à peine. Et Caribou qui me demande d’écrire sur la bouffe!
La bouffe m’importe peu, c’est les humains autour qui m’intéressent. Quand je repense à mes grands festins, à mes plus intenses plaisirs culinaires, ce n’est pas le goût des aliments qui me revient, mais la qualité des gens avec qui je les ai partagés. Je ne suis pas une brute non plus, je suis assez distingué pour privilégier les 5 services d’un grand chef au simple roteux steamé sur le bord de l’autoroute. L’idéal, c’est une bonne bouffe avec du bon monde, mais tant que le bon monde est là, on peut sauver la recette.
Avec Éric, mon premier coloc, on avait pris l’habitude d’aller se faire de la bouffe dans le bois, dans les parcs, n’importe où en fait. On ramassait quelques trucs dans le frigo, on passait à l’épicerie, puis à la SAQ (je ne bois plus d’alcool non plus, mais je sais encore trouver l’ivresse). Parfois, on s’installait comme des princes, avec la couverture et les coupes, dans un champ de Beauvoir ou aux abords de l’Université de Sherbrooke. Proust aurait pu nous y rejoindre. D’autres fois, c’était plus punk, en mode Kerouac ou Vanier, mettons. Je me souviens d’un soir où on est allé se faire des crevettes sautées sur la voie ferrée, en plein centre-ville. Juchés sur un viaduc surplombant la rue Galt, on avait sacré le feu entre les rails. Pas de stress. On a eu le temps de luncher avant que la police n’arrive. Un peu de jogging après souper, c’est parfait pour la ligne. On s’en est bien tiré.
Mes premiers rendez-vous galants furent purement épiques. Alors qu’il m’aurait suffi d’appeler un traiteur ou d’inviter la source de mes premiers émois dans un restaurant un tant soit peu raffiné, je m’obstinais à popoter. Je suis plutôt multitâche; par exemple, j’écris cette chronique en supervisant les devoirs de ma fille, en écalant des pistaches et en écoutant un vieil album de Nick Cave. En revanche, vieil ado ou jeune adulte, je peinais à faire cuire des pâtes fraîches tout en touillant une sauce et en alimentant une conversation avec le nouvel amour de ma vie, amour de ma vie qui s’est renouvelé à intervalles plus ou moins réguliers. Je gâchais donc régulièrement ma sauce ou la conversation. J’avais tout de même le génie d’acheter le dessert à la pâtisserie, dessert que je prétendais avoir cuisiné en après-midi, bien sûr. Doux souvenirs.
Avec mon pote Pat, dans des états seconds ou tertiaires, on s’est fait des bouffes ou des sorties en tous genres. Je présumais que l’alcool ou les épices que nous ajoutions à nos soirées y ajoutaient la véritable saveur. Grave erreur et merveilleuse surprise, le meilleur vin ou la dope de qualité n’y était pour rien, ou si peu. Après plus de vingt ans d’amitié et de repas partagés, après avoir abandonné les substances psychoactives et la viande, j’ai toujours autant de plaisir à rejoindre mon vieux pote pour partager un repas. Parfois avec sa famille, ses grands ados, ma famille ou mes jeunes morveux. Souvent en tête-à-tête. Que l’on cuisine côte à côte ou que l’on nous serve un repas gastronomique, le rituel du repas partagé opère encore.
Il est là, pour moi, le plaisir de la table: dans le prétexte, dans l’occasion de s’asseoir et de se rencontrer.
Et c’est exactement ça qui me manque, après de trop nombreuses semaines de confinement. Ce n’est pas que ma blonde et mes enfants m’énervent, ou si peu. C’est simplement que le rendez-vous du lunch ou du souper se fait trop lointain. J’estimais mal l’importance de ces moments garrochés dans l’agenda sans cérémonial. J’ai envie d’apporter un café à Marianne, puis d’atterrir sur la Well Nord en se demandant où on pourrait bien aller dîner, avant d’aller dîner aux mêmes places qu’à l’habitude. J’ai besoin de rejoindre Tania à son bureau pour aller chialer de tout et de rien autour d’un cabaret de cafétéria. Je brûle de désir de rejoindre Pat ou Martin ou Sylvain dans un café où on sert du mauvais café pour savourer le spécial du jour qui n’a rien de spécial. Cette communion autour de la bouffe me manque tellement que j’envisage de relancer Éric, mon premier coloc, pour aller se faire sauter des crevettes en cachette sur la voie ferrée.
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