uKa protéine: l’effet papillon
Publié le
02 mars 2016
Ils ont décidé d’ignorer les qu’en-dira-t-on et ils font fi des croyances populaires. Ils ont opté pour des produits qui ne font pas l’unanimité et ils en sont fiers. Elle transforme des insectes, ils ne jurent que par le lait cru, ils gavent des canards sans remords et il pêche le thon rouge. Et alors?
Texte de Véronique Leduc
Photos de Maude Chauvin | maudechauvin.com
Portrait de Marie-Loup Tremblay d’uKa Protéine
Vous pouvez la regarder d’un drôle d’air quand elle raconte qu’elle compte laisser tomber son emploi pour se consacrer à la vente de barres tendres à base d’insectes. Peu lui importe.
Marie-Loup Tremblay est convaincue que son entreprise, uKa Protéine, arrive juste au bon moment sur le marché québécois. Dès mon arrivée dans son petit condo de l’île des Soeurs qui lui sert aussi de bureau, Marie-Loup, le regard malicieux, se dirige vers une armoire dans sa cuisine. Elle en extrait des échantillons de barres qu’elle a créées. «Thé vert, matcha et cerises ou chocolat-Cayenne?» me demande-t-elle.
La petite barre épicée qu’elle me tend m’apparaît totalement innocente. Et si je n’avais pas su qu’elle était faite notamment de farine de grillons, je n’aurais rien décelé. «Au début, je voulais offrir des produits contenant des insectes apparents, explique la jolie blonde aux yeux bleus, mais après des études de marché, j’ai réalisé que si, pour moi, c’était correct de les voir, ça ne l’était pas pour tout le monde. C’est pourquoi j’utilise plutôt de la farine d’insectes.»
«Ils ne sont pas si laids pourtant», continue Marie-Loup en sortant de son congélateur un ténébrion meunier séché, «joli» petit ver blanc qu’elle place entre ses doigts pour mieux l’observer. «C’est juste que quand tu les regardes de près, tu vois les pattes, tu vois les yeux. Mais quand tu y penses, c’est de la même famille qu’un homard!»
Il faut dire que peu de choses semblent intimider cette jeune femme de 35 ans qui, dans la vie, se fixe des objectifs pour mieux les atteindre. «Un prof m’a conseillé un jour de noter dans la couverture de mon livre préféré mon plan de vie. Dans À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, de Michel Tremblay, j’avais écrit que je voulais me rendre au Championnat du monde de triathlon, ce que j’ai fait; que je souhaitais avoir ma propre entreprise, ce que je suis en train de réaliser; et que je désirais apprendre à faire du voilier, ce que je ferai.»
C’est d’ailleurs l’atteinte de son premier objectif qui a donné la direction au deuxième. «Après un bac en architecture du paysage et un diplôme d’études supérieures spécialisées en planification territoriale et développement local, j’ai fait du triathlon pendant sept ans. Je devais alors absorber beaucoup de calories par jour, mais je n’avais pas assez d’appétit pour manger suffisamment, ce qui avait des conséquences sur ma santé.»
C’est pendant des voyages en Asie puis en Amérique latine, où les insectes sont couramment consommés, qu’elle se met à envisager d’en manger elle aussi pour combler ce manque.
Cet article est paru initialement dans le numéro 3, Tabous, en octobre 2015.
«L’insecte est un aliment très dense dans lequel on trouve toutes les protéines et les fibres essentielles à une alimentation saine.»
Il n’en faut pas plus pour qu’au retour la jeune femme fasse venir des insectes déshydratés de partout dans le monde afin de les incorporer à son alimentation. «Comme ça ne goûte pas grand-chose, je les intégrais à mes soupes, mes salades et mes fruits séchés. En public par contre, je gardais ça secret parce que je ne voulais pas susciter de réactions négatives!» C’est pourtant dans ces insectes qu’elle a longtemps cachés au regard des autres que Marie-Loup investit temps et argent depuis 2013. Cette année-là, elle a créé uKa Protéine («uKa» signifie «métamorphose des insectes» en kanji, une des graphies du japonais), son entreprise spécialisée dans les barres pour sportifs, tout en continuant à travailler à temps plein comme accompagnatrice pour des nouvelles entreprises de l’agroalimentaire dans un Centre local de développement. Depuis cet été, ses barres, produites dans une usine de la région de Montréal, sont vendues dans les épiceries fines et les boutiques de sports et d’aliments naturels du Québec. «Je pense que les Québécois accepteront de manger des insectes s’ils comprennent pourquoi ils le devraient.» Pour faire valoir les bienfaits de l’entomophagie (consommation d’insectes), Marie-Loup, qui donne des conférences sur le sujet, évoque plusieurs points, comme le fait que les insectes sont riches en fibres et en protéines, mais ne contiennent ni noix, ni gluten, ni produits laitiers, ni OGM, et sont très peu caloriques. «L’insecte possède tout ce qu’on cherche!» assure-t-elle. C’est sans compter la très faible quantité d’eau nécessaire à son élevage et du rapport de 2013 des Nations unies qui avance que les insectes seraient une solution à l’éradication de la famine dans le monde. Rien de moins. «L’évolution des mentalités, c’est une question de culture et d’éducation. Un bon marketing fera le reste», estime Marie-Loup, qui imagine même des tarentules au menu du Toqué! en 2050. «Une tarentule, c’est comme un crabe, mais avec du poil, et c’est très bon! De toute façon, bientôt, on n’aura plus le choix: on va être neuf milliards sur la planète…» Déjà, le tiers de l’humanité consomme des insectes de façon régulière. «Au Québec, il ne reste plus qu’à s’assurer que la provenance des insectes puisse être locale pour que le tableau soit parfait. Des projets de fermes éleveuses d’insectes sont en développement, mais pour le moment, ça reste petit», explique la fondatrice d’uKa Protéine, qui achète ses insectes en Ontario et aux États-Unis. Pourtant, l’ancienne triathlète estime que les acquéreurs seraient nombreux. Parce qu’elle n’est pas la seule au Québec à croire au potentiel des insectes. Elle parle notamment de Gourmex, une entreprise qui vend des produits mexicains à base d’insectes ou d’un projet de bistro entomophagique qui se dessine à Montréal… Cette compétition n’inquiète pas Marie-Loup, au contraire: elle pense que les différents acteurs de cette industrie naissante devraient faire équipe, parce que «plus on entendra parler des insectes comme d’un aliment, plus l’idée fera son chemin.» Tout ce qu’elle espère en fait, c’est que tous puissent arriver, ensemble, à produire le battement d’ailes qui enclenchera la suite des évènements.Cet article est paru initialement dans le numéro 3, Tabous, en octobre 2015.