Patrice Fortier, gardien de la variété
Publié le
30 octobre 2024
Texte de
Virginie Landry
Il le disait à l’époque, mais Patrice l’a répété lors de notre plus récent entretien: «les légumes sont des individus, des êtres qui, tant qu’on ne leur aura pas coupé la couronne, pourraient fleurir, s’adonner à des relations sexuelles et se reproduire, en groupe même!» Cette phrase, tirée textuellement de son article dans le premier Caribou, souligne le caractère un peu marginal et du semencier.
Cette même folie qui lui a pourtant bien servi puisque cela fait maintenant plus de deux décennies qu’il propose des semences de plantes et légumes de variétés rustiques aux jardiniers amateurs et aux petits agriculteurs d’ici. Qu’il regarnit, lentement mais sûrement, le patrimoine vivant en développant de nouvelles variétés de produits aussi délicieux que visuellement intéressants. Qu’il inspire toute une communauté de mangeurs-faiseurs à adopter la beauté du règne végétal gastronomique: sa nomenclature, ses formes, ses couleurs et ses saveurs.
«C’était juste il y a 10 ans?»
Surpris par le vortex temporel qu’ont été les dix dernières années, Patrice Fortier s’ancre parfaitement bien dans le moment lorsqu’il est question de revenir sur ses fameux «Portraits de carottes».
Cette œuvre, dont Caribou n’avait présenté dans ses pages qu’une partie du portfolio comprenant plus de 200 photos du populaire légume-racine, cristallisait toutes ses motivations. «Je me souviens du commentaire de ma mère quand elle avait vu l’expo, raconte-t-il. Elle comprenait ma vie, soudainement. Elle voyait tous mes champs d’intérêt. L’aspect gourmand du travail des légumes ainsi que de la sélection génétique. C’était très personnel.»
Une œuvre qui, selon lui, a bien vieilli et dont la pertinence ne s’est certainement pas effritée avec le temps, mais qui n’aurait peut-être plus autant sa place qu’il y a 10 ans, et ce, à cause des réseaux sociaux. «Maintenant, ça se bouscule au portillon, les images de légumes», lâche-t-il.
Il n’y a pas que ça qui a changé en 10 ans: «Le milieu s’est organisé, il y a plus de semenciers. Des OBNL [Organismes sans but lucratif] ont vu le jour, des jeunes ont lancé de nouveaux projets. Internet haute vitesse est arrivé dans nos rangs éloignés! Des chefs ont viré végé!»
Les gens sont mieux informés qu’ils ne l’étaient avant, aussi. «En 2004, quand je faisais des démos avec des carottes de couleurs, tout le monde pensait que c’était des variétés génétiquement modifiées. Les gens assumaient que la diversité, c’était le futur. Pourtant, on a perdu beaucoup de variétés végétales avec l’avènement de l’industrialisation. Au fond, ils voyaient l’entonnoir à l’envers», se remémore Patrice Fortier.
Ces avancées ont un prix: une pression de performance qui s’est décuplée au fil des années. «Moi, ce que je vis, c’est un monde excessivement plus compétitif qu’il y a 10 ans», confie le semencier, qui vend ses produits en ligne et dans sa boutique physique depuis 2022. «Trop souvent, on est comparés avec de gros joueurs, rapides et bon marché, alors que nous sommes des artisans avec une microéquipe.»
Vers l’autonomie alimentaire
À travers les commandes passées via sa boutique en ligne, Patrice Fortier a réellement été aux premières loges de l’engouement pour l’autonomie alimentaire et le mouvement manger local. Bien qu’il nous reste encore un tas de choses à apprendre sur la sélection variétale ou l’intelligence végétale, entre autres sujets, il estime qu’un bon bout de chemin a été fait dans la dernière décennie.
«Je suis agréablement surpris de ce que certaines personnes commandent, de ce que les gens sont capables de faire pousser dans leur jardin ou sur leur balcon.» Il s’émerveille face aux avancées dans le jardinage urbain, dont le jardinage en pots. Il rappelle qu’au cours des dernières années, des citoyens d’un peu partout dans la province se sont battus contre leur municipalité pour avoir le droit de cultiver un potager en façade de leur maison plutôt que d’entretenir une pelouse.
Les chefs ont également participé à créer cette effervescence pour les légumes locaux et les variétés oubliées en les mettant – et les nommant! – sur leur menu. «Si j’apportais une variété de carotte blanche de Küttigen au Toqué!, par exemple, c’était important pour moi qu’elle soit identifiée sur le menu», se souvient Patrice Fortier.
On s’en reparle dans 10 ans?
Il y a deux ou trois ans, Patrice a pris le temps de revoir son plan d’affaires. De se projeter. «La Société des plantes a encore besoin de papa, explique-t-il en riant, mais j’ai décidé que dans le futur, elle va vivre au-delà de ma personne.»
Son souhait ultime est qu’en tant que société, on continue de cultiver notre curiosité pour les diverses variétés de produits, qu’on tente de se défaire de notre dépendance semencière extérieure en regarnissant notre propre patrimoine végétal tout en s’engageant à faire rayonner les aliments locaux qui ont fièrement poussé ici.
Telle une muse, La Société des plantes continuera de contribuer à des projets visant à sécuriser l’autonomie semencière régionale. Tel un laboratoire de recherche, elle fera ressortir des pistes de développement en prévision des chamboulements climatiques à venir.
«C’est mieux organisé qu’il y a 10 ans. Sur papier et dans ma tête. Dans une autre décennie, je pense que La Société des plantes réalisera des projets encore plus grands.»
Dans un futur beaucoup plus rapproché, Patrice mettra en vente les sachets de semences pour la saison de jardinage 2025. Parce que les petits gestes pour valoriser la variété végétale de notre terroir comptent tout autant que les plus grands.