Journal d’un vigneron: 4600 étiquettes de vin blanc
Publié le
18 mars 2021
Texte de
Sébastien Daoust
Fin mars 2021. Il y a tellement de morceaux à attacher avant l’embouteillage que la peur d’en manquer un morceau est étourdissante. L’hiver, on ne chôme pas dans un vignoble!
On en a fait du chemin avec nos étiquettes.
Au départ, quand on a commencé à penser au logo du vignoble et à l’étiquette, on avait juste ça en tête: logo et étiquette. L’ami qui m’accompagnait dans le processus créatif, Benoit, savait par expérience que nous prenions le problème du mauvais bord. Le design de l’étiquette était le résultat d’une démarche de stratégie de position de marque et d’identité propre du vignoble. C’est un processus qui est long et réfléchit.
Il nous l’avait dit.
Mais à l’époque, je n’étais pas le seul décideur dans l’entreprise. J’étais en affaire avec mon père, et il avait son idée de l’étiquette type. Il voyait ça comme un vin Français, avec le dessin noir-et-blanc du «château» (dans ce cas-ci, notre jolie maison ancestrale). «Domaine Brownlee» qu’il s’imaginait. Je ne me voyais pas avoir un vin avec le terme «Brown» par contre. Et je voyais notre logo et notre étiquette plutôt modernes, avec une forme peu commune, pour épater, pour gérer les attentes; «ça ne goûte pas traditionnel».
Mon ami a donc dû faire avec deux visions différentes. Je voyais une étiquette avec beaucoup d’espace négatif, et mon père, au contraire, voulait que tout l’espace non utilisé soit rempli par le logo, jamais assez gros à son goût. Quelle tâche ingrate de consolider le tout. D’autant plus qu’il a dû aussi être conforme avec les règles de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, de la Régie des Alcools, des Courses et des Jeux, de la SAQ, ainsi que de la certification Vin du Québec. Car oui, notre produit est soumis à quatre séries de règles différentes d’étiquetage.
Mon père n’aura jamais eu la chance de voir une bouteille étiquetée entre ses mains. Il est décédé trois semaines avant la production finale des étiquettes et l’embouteillage de notre tout premier millésime.
Le résultat final était bien. Mais il était similaire à tout ce qui se faisait jusqu’à maintenant sur le marché du vin québécois. Le propriétaire d’une épicerie fine m’a dit, à cette époque: «C’est bon, mais ça ne pognera pas». Le vin était bon. L’étiquette ne créait pas de lien avec le consommateur. Puis, mon agente à la SAQ m’a dit la même chose. Et finalement, la SAQ elle-même me l’a mentionné.
Par contre, comme m’avait dit une ressource informée à la SAQ: «Ne t’en fait pas, vous êtes tous de même». «Tous» étant mes collègues vignerons. Mon problème, par contre, c’est qu’en faisant la même chose que tout le monde, je n’attirerais pas le regard des consommateurs. Bravo, tu as un logo rouge comme la moitié de la tablette devant toi. Et que sans notoriété, les gens n’allaient pas essayer mes vins.
Devant ce constat, et l’impact sur les ventes qu’on peut imaginer, j’avais deux choix. M’obstiner à prétendre que le reste de l’humanité avait tort, ou changer.
Et on a changé.
Et ça a tout changé.
Notre processus demanderait un billet à lui seul, et probablement plus que 1000 mots! Mais si j’en ai la chance, je vous décrirai tout de même le processus entrepris avec ILOT – stratégie + gestion de marque ainsi que le studio Caserne. Mais je peux d’emblée dire que je leur dois la survie du vignoble.
J’ai 4600 étiquettes de vin blanc B1 avec moi. C’est 2600 de plus que les deux autres années précédentes. Et je sais, aujourd’hui, qu’il va m’en manquer. Pas à la fin de l’année. Pas à la fin de l’été. Je sais qu’à l’intérieur d’un mois ou deux, tout sera écoulé. La SAQ en prendrait le triple. Les boutiques spécialisées et épiceries fines, probablement six fois plus.
La suspension de ma voiture risque de ne pas s’en remettre.