Les défis financiers des néovignerons québécois - Caribou

Les défis financiers des néovignerons québécois

Publié le

06 juin 2023

Texte de

Sophie Bélair Hamel

Nous évitons trop souvent d’aborder l’aspect financier d’un projet vitivinicole; disons que c’est moins bucolique. Cependant, ça fait partie intégrante du quotidien. Chaque vigneron et vigneronne a une histoire différente et des modèles de financement propres, mais démarrer un vignoble au Québec, ça nécessite énormément d’actifs et d’équipements avant que même une petite goutte de vin soit mise en bouteille. Sophie Bélair Hamel, copropriétaire du vignoble Les Sœurs Racines avec son conjoint Frédéric Ouellet-Lacroix, expose cette réalité dans une Carte blanche criante de vérité. 
Les Soeurs Racines
Nous évitons trop souvent d’aborder l’aspect financier d’un projet vitivinicole; disons que c’est moins bucolique. Cependant, ça fait partie intégrante du quotidien. Chaque vigneron et vigneronne a une histoire différente et des modèles de financement propres, mais démarrer un vignoble au Québec, ça nécessite énormément d’actifs et d’équipements avant que même une petite goutte de vin soit mise en bouteille. Sophie Bélair Hamel, copropriétaire du vignoble Les Sœurs Racines avec son conjoint Frédéric Ouellet-Lacroix, expose cette réalité dans une Carte blanche criante de vérité. 
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Le milieu viticole au Québec a énormément évolué depuis les 15 dernières années. Ainsi, plusieurs acteurs ont intégré le fabuleux monde de la vigne nordique. Nous, les Sœurs Racines, faisons partie de ces petits nouveaux et comme tous ces néovignerons québécois, nous avons les mêmes défis financiers quant au démarrage d’une entreprise vitivinicole. Mettons d’emblée une chose au clair: un individu qui décide de se lancer dans le monde agricole, c’est quelqu’un qui le fait avec son cœur premièrement. L’agriculture est un mode de vie difficile à comparer à un autre. C’est un rythme qui ne s’arrête jamais, un investissement en énergie, en endurance, en charge mentale, en temps, en amour. Pour rire, nous le qualifions souvent de cage. L’image peut faire peur, mais c’est un mode de vie qui est fondamentalement sain. Ce sont des bases auxquelles on devrait tous avoir accès ! Au quotidien, nous côtoyons la vie, la mort, le cycle des saisons, la compréhension du sol, de la forêt, des interactions entre les acteurs de la biodiversité. Le vignoble est en soi un écosystème qui s’autorégule et qui ne cesse de nous émerveiller. 

À 32 ans, nous sommes propriétaires d’une terre agricole où sont plantés 12 000 pieds de vigne. La ferme compte deux employés saisonniers qui appuient l’un des propriétaires qui y travaille à temps plein, mais sans rémunération. Au moment d’écrire ces lignes, plus de 5000 bouteilles remplies de notre vin meublent le chai en attendant la mise en vente de cet été. Ces quelques chiffres nous donnent des frissons. Nous l’avons fait. Nous avons réussi. C’est l’équivalent de faire un tour de France, durant six ans (avec quelques moments de répit tout de même). Être essoufflés, mais ô combien fiers et reconnaissants! 

La terre où se situe Les Sœurs Racines, à Saint-Ignace-de-Stanbridge en Estrie, a été acquise en 2017. La première plantation date de 2018, suivie d’une autre en 2019, puis d’une autre en 2021 et enfin 2000 vignes seront ajoutées en 2023. En 2017, la terre achetée était en friche – un canevas blanc pour y planter ce que nous désirerions boire… dans 5 à 7 ans. 

Crédit photo: Stéphanie Thériault Benjamin

Des investissements risqués

En entrepreneuriat, d’aussi longs délais ont de quoi refroidir même les plus visionnaires. Déjà, nous avions franchi l’étape de l’accession à la terre, ce qui constitue encore le premier obstacle pour la relève agricole. À titre d’exemple, un hectare cultivable se vend environ 49 000$ en 2022 en Montérégie; notre propriété comprend 20 hectares. Mais à ce prix, aucune vigne n’est plantée, ni palissée, ni protégée contre nos froids hivernaux (parce que oui, nous avons choisi de planter des cépages qui nécessitent de la protection hivernale). À ce prix, nous ne possédons pas non plus d’outils ou de machinerie pour travailler. Or, la culture de la vigne se fait difficilement avec les outils de l’agriculture de petite surface. Elle exige de la machinerie beaucoup plus forte et lourde, ce qui entraine des investissements plus importants. Pour produire du vin avec un permis artisanal au Québec, nous devons en outre transformer les raisins sur le même site que notre plantation, et le bâtiment requis pour la vinification (le chai) est rarement déjà construit sur le terrain. À travers ces différents aléas de l’accessibilité à un projet viticole au Québec, vous aurez aussi compris que durant 5 à 7 ans, la vigne ne nous rapporte aucun revenu. 

Eh bien, nous direz-vous, comment deux jeunes citadins de 25 ans, les poches bien creuses, avec deux enfants en bas d’un an et demi, ont pu financer un tel projet? Nous nous posons encore la question, et il n’y a pas de bonnes réponses. Tous les modèles viticoles naissants au Québec ont leur solution bien à eux. Ce qui nous unit tous en revanche, c’est d’avoir du cœur au ventre, mais aussi d’être très créatifs financièrement, de sortir des sentiers battus, d’être intelligents dans nos actions et nos décisions, de ne pas avoir froid aux yeux, de continuer et de s’entêter. Tous s’entendent sans équivoque: le financement d’un projet viticole au Québec frôle un peu la folie. Plusieurs institutions financières nous l’ont d’ailleurs mentionné, nous proposant d’opter pour des cultures moins risquées. Il faut dire que la vigne, pour nos amis les banquiers, est au même niveau de risque qu’une écurie, soit le plus haut possible. 

Par ailleurs, une phase de démarrage de 10 ans ce n’est pas très attrayant pour celles-ci, ni même pour les financières agricoles. En fait, ce n’est pas attrayant pour beaucoup d’investisseurs. Quand finalement tu tombes sur un directeur de compte qui croit en ton projet et te pousse à continuer, tu l’embrasses fort, le remercies et le gardes proche ! 

Le milieu agricole est relativement bien supporté par l’État, c’est un milieu qui est énormément subventionné. Sans cette aide gouvernementale, il serait tout simplement impossible de vivre de l’agriculture. Cependant, les entreprises en démarrage ne sont pas admissibles à la majorité de ces subventions. Dans les premières années d’activités, nous ne touchons à aucune subvention et devons survivre seules. Lorsque nous sommes finalement admissibles, nous entrons dans ce monde de critères bureaucratiques aussi rocambolesques les uns que les autres et qui nécessitent beaucoup de temps, de patience et de travail de bureau, mais reste qu’elles sont là et nous aident énormément.

Le coût d’une bouteille

Le prix d’une bouteille de vin au Québec, il représente quoi exactement? Nous avons les coûts fixes, assez simples à calculer: la bouteille, le bouchon, l’étiquette, la boîte, le transport. Les coûts variables se manifestent aussi comme à peu près n’importe quelle compagnie. L’unique différence serait les coûts d’investissement qui sont relativement élevés et qui doivent se payer et s’amortir sur plusieurs années, avec des revenus qui sont retardés, ainsi qu’uniques à la récolte de l’année. Nous n’avons qu’une chance par année, une seule récolte. La saison commence en avril et les récoltes sont en octobre: six mois à se battre contre des conditions complètement hors de notre contrôle afin de garantir une récolte (qui peut être significativement différente d’une année à l’autre). Le fruit de la vendange est la matière première pour l’ensemble des produits qui seront mis en distribution dans les années subséquentes. La restriction de quantité et la dépendance aux aléas météorologiques peuvent complexifier le modèle financier d’un vignoble, en démarrage ou non.

Le prix de la bouteille est normalement fixé en fonction du marché, mais vous aurez compris que le vin québécois est souvent plus cher que des vins importés. Les vins sont alors moins accessibles côté prix, mais également en quantité. Lorsque vous achetez un vin du Québec, une marge plus importante revient au producteur, puisqu’il y a beaucoup moins d’acteurs sur la chaîne de distribution, cependant cela ne veut pas dire que son profit est plus élevé, au contraire. Pour un vignoble en démarrage, la vente d’une bouteille de vin représente donc toutes les dépenses opérationnelles de l’année de la cuvée, les dépenses de mise en bouteille, mais aussi le fond de terre, les vignes, les équipements agricoles et viticoles, le bâtiment et les équipements vinicoles, amortis.  

Les premières années, puisque les revenus sont retardés et en petite quantité, afin d’assurer la pérennité d’une jeune entreprise vitivinicole, il n’est pas rare de voir des néovignerons québécois jongler entre deux emplois à temps plein afin de réinjecter les sous gagnés dans le vignoble. Il n’est pas rare non plus de voir ces mêmes vignerons bûcher les soirs et les fins de semaine sur leur entreprise en démarrage, en espérant qu’un jour ils pourront y travailler à temps plein et, qui sait, avoir une journée de congé dans la semaine. Il n’est pas rare de voir des néovignerons quelque peu fatigués, découragés. 

Nous le répétons, ce sont des projets de passion et d’amour. Nous mesurons notre chance d’avoir pu faire ces choix, et aucun regret ne nous habite. Loin de nous l’idée de nous plaindre. Nous souhaitons plutôt aider à comprendre les défis que le monde vitivinicole vit au Québec. Lorsque le vignoble des Sœurs Racines a débuté, nous pensions savoir ce dans quoi nous nous embarquions: nous avions fait nos devoirs, fait nos budgets sur 10 et 15 ans, étudié le milieu, mais nous n’avions jamais planté une seule vigne. Là où la théorie ne vaut pas la pratique: pour comprendre le secteur agricole, nous devons l’expérimenter et le vivre.

Nous vous laissons sur les mots sages de Vincent Laniel, sommelier et lui aussi néovigneron: «Gardez en tête que la meilleure façon de payer un bas prix sur le vin du Québec, c’est de l’acheter directement au producteur. Je reconnais que de se déplacer au vignoble ou bien à un point de collecte peut être un frein, mais sachez que d’ici quelques années, les producteurs pourront enfin légalement expédier du vin sans avoir à le livrer en main propre. On le demande depuis longtemps, mais les lois changent à la vitesse inversement proportionnelle à laquelle des sommeliers se reconvertissent en apprentis-vignerons dans ce pays.»

Et nous saluons nos confrères néovignerons: Très-Précieux-Sang, Domaine l’Espiègle, Lieux communs, Maison agricole Joy Hill, Clos des Cigales, Vallée des Pucelles, Domaine Polisson et nos amis-motivateurs de tous les instants: Vignoble Les Pervenches et Domaine du Nival. 

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