Personnalité Caribou 2023: Julie Aubé, semeuse professionnelle
Publié le
05 décembre 2023
Texte de
Véronique Leduc
Photos de
DAPH & NICO
Nous devons d’emblée être transparentes: l’équipe de Caribou connaît Julie depuis longtemps. La première fois que nous l’avons rencontrée, c’était pour le «brainstorm» de notre premier ou deuxième numéro, il y a une dizaine d’années. Une collègue nous avait alors dit qu’une «amie nutritionniste aurait certainement de bonnes idées». Elle avait raison puisque depuis, elle est toujours restée à nos côtés. Comme journaliste d’abord et depuis deux ans, comme créatrice des recettes 100% locales publiées sur notre site web.
Avions-nous le droit, donc, de la choisir comme personnalité de l’année sans avoir l’air d’avoir un parti pris? Nous avons décidé d’assumer parce que l’envie de souligner le travail important qu’elle fait depuis des années était trop forte et que son nouveau projet de microferme, nommé Roch le fermier, était trop inspirant pour passer sous notre radar.
Une nutritionniste pas comme les autres
Dans le café du quartier Villeray, à Montréal, où nous avons rendez-vous en ce matin de novembre, Julie est penchée sur un petit cahier de notes, crayon de plomb à la main. «J’ai des cahiers partout pour noter mes idées, sinon, je les oublie!» En écoutant Julie Aubé se raconter, on constatera vite qu’en effet, elle est une fille d’idées. Si, comme elle le dit, elle n’avait pas de plan précis pour sa carrière, elle a su souvent saisir au bon moment les opportunités qui s’offraient à elle et faire germer avec beaucoup d’amour et d’attentions les idées qui ont valu la peine d’être notées dans ses précieux cahiers.
Julie étudie en nutrition à l’Université de Montréal puis fait sa maîtrise dans le même domaine en 2009. «J’ai tout de suite su que je voulais faire de la communication en nutrition», raconte-t-elle. Elle complète ensuite sa formation avec le défunt Certificat en gastronomie de l’UQAM, où elle rencontre celui qui est encore son compagnon de vie aujourd’hui.
En début de carrière, elle travaille entre autres chez Extenso, un portail de santé consacré à la nutrition, pour lequel elle œuvre surtout à faire des recherches et à récolter des données. Premier coup du destin: ses premiers emplois la mènent à devoir faire le tour du Québec à quelques reprises.
Tout à coup, pour la nutritionniste habituée à parler de vitamines, manger a eu plus de sens que jamais à cause de la provenance des aliments.
«Dans ce temps-là, on cueillait des pommes, des fraises, mais sans plus. J’ai réalisé que j’étais tannée d’écrire sur les oméga-3 et je me suis mise à vouloir célébrer le tourisme gourmand. J’ai pensé que c’était la façon pour les consommateurs d’avoir le contrôle parce qu’en choisissant l’alimentation de proximité, on fait le choix de l’humain qui nous nourrit, on contrôle mieux les impacts de son alimentation sur la nature et on diminue la distance que parcourent les aliments avant d’arriver dans l’assiette», expose Julie Aubé.
En prenant cette nouvelle direction, la nutritionniste avoue avoir eu peur d’être un mouton noir dans son milieu. «Je voulais arrêter de parler de vitamines pour parler de fermiers, mais en conservant mon chapeau de nutritionniste… Je me demandais comment ça allait être reçu!» Il faut dire qu’au début des années 2010, l’agrotourisme était loin d’être ce qu’il est aujourd’hui. Julie se souvient qu’elle devait à chaque apparition médiatique définir le terme. Mais elle le fait avec passion parce que pour elle, le lien entre nutrition et agrotourisme est clair. «L’agrotourisme n’est pas qu’un loisir: c’est une façon de manger plus sainement parce qu’on mange mieux et plus lentement, qu’on choisit des aliments de base non transformés et qu’on ne veut rien gaspiller d’un produit dont on connaît l’histoire».
Celle qui a grandi dans les forêts des Laurentides estime que ça a été une force pour elle de ne pas venir du milieu agricole. «J’ai le chapeau de citoyenne mangeuse qui découvre tout ça en même temps que les gens. Je me sens comme une courroie de transmission entre les agriculteurs et les consommateurs.»
Provoquer les rencontres
C’est dans cette volonté de partager son message et de faire connaître les agriculteurs que Julie lance en 2016 le livre Prenez le champ! qui est pour elle un point tournant. L’ouvrage qui propose 21 escapades agrotouristiques à travers le Québec lui donne une crédibilité pour parler du sujet. Tellement, qu’elle est approchée pour être porte-parole de la Semaine québécoise des marchés publics, un rôle qu’elle embrasse avec bonheur depuis sept ans. «Avec cette nouvelle mission et mon livre, j’ai eu envie de réparer quelque chose, de reconnecter les consommateurs et les fermiers. Et quand ça passe par le plaisir d’explorer le Québec, de faire des rencontres et de découvrir des produits, c’est toujours plus facile!»
Le livre de Julie connaît du succès, mais elle ne s’assoit pas sur cette réussite, au contraire: elle le prend plutôt comme une assise pour bâtir un nouveau projet. «Dans le livre, je racontais l’histoire des humains producteurs. Je me suis mise à recevoir des commentaires de lecteurs qui allaient dans les entreprises mentionnées pour les rencontrer, mais qui étaient déçus de constater qu’ils étaient occupés.»
Julie se demande donc ce qu’elle peut faire «pour que les rencontres se passent». Elle prend alors probablement des notes dans ses petits cahiers jusqu’à arriver à l’idée des Événements Prenez le champ! dont la première édition a lieu en 2017, un an après la sortie du livre. Le concept? Proposer une dizaine de journées par année où elle convie les consommateurs à une rencontre privilégiée avec des producteurs. Dans des vergers en fleurs, des vignobles ou des serres par exemple, les gens inscrits peuvent rencontrer les artisans, visiter les lieux et déguster des produits qui auront ensuite plus de sens pour eux. La formule est différente selon les saisons et les événements changent chaque année. Méchoui, raclette géante, table champêtre, dîner de style anglais sous un chapiteau: c’est à des expériences agroalimentaires en nature que convie Julie.
En 2018, un an après la première édition, les Événements Prenez le champ! sont récompensés aux Lauriers de la gastronomie québécoise dans la catégorie Tourisme Gourmand et depuis leurs débuts, les expériences payantes pour lesquelles il faut réserver sa place sont fort populaires.
«Il n’y a rien de ce que j’ai fait qui était prémédité, précise Julie Aubé en replongeant dans ces années. Mon parcours, ça a toujours été de l’action-réaction!»
C’est encore le cas avec son deuxième ouvrage. «Avec le livre et les Événements Prenez le champ!, on sait que les aliments locaux existent, on a le goût d’en manger et d’en cuisiner, mais comment on s’y prend en semaine avec les enfants? Comment je fais pour faire de la proximité mon quotidien?» se demande Julie. Ainsi, après une reconnexion avec les fermiers, la nutritionniste propose une reconnexion avec les saisons. Le livre Manger local! qui regroupe des recettes et des techniques de conservation pour suivre le rythme des saisons et «manger près» à l’année est en impression pendant les premières semaines de la pandémie et sa sortie (heureux hasard) concorde avec ce moment où les gens se mettent à acheter local plus que jamais, à cuisiner et à jardiner.
Le succès est au rendez-vous et rapidement, un deuxième tome, Manger local 2!, contenant de nouvelles recettes, sort en 2022.
Une débutante inspirante
Quand elle observe son parcours des dernières années, la pétillante trentenaire constate: «J’ai toujours besoin d’apprendre. Dès que je maîtrise quelque chose, je veux me lancer dans de nouveaux apprentissages. Comme si j’avais besoin de toujours être débutante quelque part».
C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée sur les bancs d’université à suivre un microprogramme de deuxième cycle en agroforesterie. Ensuite, il fallait bien mettre les apprentissages en pratique. Et pour ça, Julie a le parfait terrain de jeux depuis 2018 un lopin de six acres qu’elle acquiert à Saint-Roch-des-Aulnaies, près du fleuve, sur lequel veille une belle maison ancestrale.. «J’y ai jardiné deux étés pour mon plaisir personnel puis l’idée d’avoir ma microferme a germé en 2020. Je voulais quelques légumes, mes poules, mon verger… Pour moi, c’est plus naturel d’être à la campagne. Et comme les fermiers ce sont mes héros et mon inspiration de tous les jours, j’ai eu envie de faire partie du club!» À son tour de cultiver donc.
«Dans le fond, j’ai professionnalisé mon loisir. Je le faisais sur mon balcon, pour le fun et je voulais juste un plus grand jardin.» Ce projet de microferme qu’elle qualifie de «bébé covid» est baptisé Roch le fermier pour faire un clin d’œil au village et pour symboliser la fondation, le guide, le roc.
En 2021, elle fait des semis et planifie des travaux de plantation grâce aux apprentissages faits dans son microprogramme universitaire et qui visent à optimiser les bienfaits de ses cultures pour l’environnement. Dès cette première saison de récoltes, elle vend des légumes chez Pascal le boucher, un commerce de Montréal qui appartient à son amoureux (oui, celui rencontré pendant le certificat en gastronomie de l’UQAM fait des années plus tôt).
En plus des végétaux, Julie accueille 70 poules dès sa première année. Aujourd’hui, quota oblige, elle en possède 99 qui vivent librement sous les pommiers, afin de créer une association mutuelle, un concept étudié dans son programme justement. «Elles mangent les insectes, grattent la terre et laissent du fumier qui est bénéfique pour le sol. Pour moi, le verger c’est central. C’est là où j’applique mon agroforesterie.»
En 2022, elle a encore une fois su saisir une opportunité. «La ferme bio qui vendait mes œufs dans ses paniers pendant la première année a cessé ses activités. J’avais donc le choix d’arrêter la production d’œufs ou de faire ma propre mise en marché. Encore une fois, j’ai juste réagi: j’ai mis un frigidaire dans mon entrée et les gens venaient chercher leurs œufs en laissant de l’argent. C’était un test et j’ai vu que ça marchait alors cette année, j’ai investi pour faire construire un kiosque. Une autre affaire qui n’était pas prévue!» dit-elle en riant.
Mais même non prémédité, quand la nutritionniste fait quelque chose, elle le fait bien. Elle s’est donc demandé ce qui pourrait la démarquer des autres kiosques offrant fruits, légumes et œufs un peu partout en région. «J’ai pensé que des trucs préparés, ça pouvait fonctionner… J’aimais faire des pâtes alors je suis allée faire un cours pour me perfectionner et offrir des pâtes fermières faites avec mes œufs de poules élevées en plein air, la farine biologique du moulin du village et des farces inspirées des légumes de mon jardin. Ça a été mon produit vedette!» Puis, soucieuse des gens qui passaient en vélo et qui avaient un petit creux, elle a proposé des œufs mimosas qui ont, eux aussi, été très populaires.
Pour partager et rencontrer, pendant l’été, Julie ouvre les portes de sa ferme lors des Jours en n’œufs (9, 19, 29). Une autre belle idée qu’on trouverait sûrement dans un de ses cahiers.
Si elle a fait des erreurs de fermière débutante? «Oh oui! La première année, j’ai commencé trop gros et lors des récoltes, je n’y arrivais plus! J’ai appris et j’ai diminué ensuite.» Et puis, cette année, pour l’épauler, elle a engagé quelqu’un à temps plein. «Je ne veux pas grossir, je veux rester une microferme qui produit beaucoup d’aliments sans impacts environnementaux, mais je veux bien faire ce que je fais petit.»
Une professionnelle au pouce vert
Nous avons été chanceuses d’attraper notre personnalité de l’année à Montréal pour cette jasette avant la première neige. Elle venait tout juste de terminer sa saison la plus occupée de l’année et de fermer son kiosque libre-service de Saint-Roch-des-Aulnaies ouvert 7 jours sur 7 de la mi-juin à l’Halloween puis elle repartait, deux jours plus tard, en Italie avec son amoureux. Parce que même si elle est mordue du Québec et de ses fermiers, Julie, c’est aussi une grande voyageuse qui arpente le monde pour découvrir d’autres façons de faire, d’autres spécialités, d’autres goûts pour s’en inspirer.
Elle passera ensuite une partie de l’hiver dans son appartement montréalais où elle fera ses semis le printemps venu jusqu’à les voyager à la campagne quand il sera temps. «J’adore ces deux vies différentes selon les saisons: c’est parfait pour ma biodiversité professionnelle!»
Peut-être que rien dans le parcours de Julie n’était prévu d’avance, mais à la regarder aller, force est d’avouer que même sans plan précis, tout ce qu’elle sème s’enracine toujours profondément.
Pour découvrir le travail de Julie Aubé
- Son projet de microferme Roch le fermier
- Ses livres et notre entrevue avec elle à la suite de la sortie de Mangez local!
- Ses événements Prenez le champ!
- Ses recettes 100% locales: sur son site et sur celui de Caribou
- Ses réseaux sociaux: Facebook et Instagram