Une brève histoire du pourboire - Caribou

Une brève histoire du pourboire

Publié le

05 mai 2022

Texte de

Jules Pector-Lallemand

Notre dernier numéro s’ouvrait sur cette citation de Ronald Lavallée: «L’argent – tout argent – traîne une histoire». Le pourboire ne fait pas exception à cette règle. D’où vient donc cette curieuse monnaie, dont on ne sait pas toujours quand et combien en donner? Pour y répondre et faire suite à notre dernier dossier thématique sur l’argent, nous vous proposons la lecture d’un extrait de l’essai de Jules Pector-Lallemand, Pourboire: une sociologie de la restauration, paru aux éditions XYZ.
argent pourboire
Notre dernier numéro s’ouvrait sur cette citation de Ronald Lavallée: «L’argent – tout argent – traîne une histoire». Le pourboire ne fait pas exception à cette règle. D’où vient donc cette curieuse monnaie, dont on ne sait pas toujours quand et combien en donner? Pour y répondre et faire suite à notre dernier dossier thématique sur l’argent, nous vous proposons la lecture d’un extrait de l’essai de Jules Pector-Lallemand, Pourboire: une sociologie de la restauration, paru aux éditions XYZ.
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Plus grand que la panse

On sait qu’une forme de pourboire existait dès le 15e siècle en Angleterre: les seigneurs offraient un petit bonus à leurs servantes et servants pour montrer leur appréciation d’un travail bien fait. Cet argent était nommé vails. L’étymologie de ce mot est double. D’abord, il trouve son origine dans le verbe latin valeo, qui veut dire «valoir», comme dans «le travail des serviteurs “vaut” un petit extra». Ensuite, vails vient également du vieux français «avaler», qui signifiait à l’époque «abaisser, humilier». Le vails a donc deux pôles en tension. D’une part, il y a la réclamation d’être rémunéré à sa juste valeur. D’autre part, il y a l’acceptation de son infériorité.

En français, la première trace du mot «pourboire» se trouve dans L’école des femmes (1662) de Molière: «Cependant par avance, Alain, voici pour boire.» On peut retrouver des désignations antérieures telles que «vin du valet, vin du messager, vin du clerc, le gracieux vin, le vin courtois». Toutes ces expressions désignent une même action, celle d’offrir à boire à des individus inférieurs en rang. Cette monnaie se serait répandue dès le 16e siècle en Europe et en Asie. La composition française du mot «pourboire» est similaire dans les autres langues eurasiennes. Propina en espagnol vient du latin propinare qui signifie «offrir à boire» tandis que Trinkgeld en allemand signifie «argent pour boire»; en polonais, napiwek se traduit par «pour la bière»; nachai en russe veut dire «pour le thé»; de même, cumshaw en mandarin est l’équivalent de «l’argent du thé».

Dans la seconde moitié du 17e siècle, un autre type de pourboire se développe en Angleterre. Dans les cafés des aristocrates londoniens, un pot métallique est déposé sur le comptoir. Les clients pressés peuvent y jeter une pièce de monnaie: le bruit du choc des métaux saisit immédiatement l’attention du garçon de café, qui comprend alors que la personne ayant lancé une pièce a payé un supplément afin que sa commande passe avant celle des autres. On raconte que l’inscription «To insure promptness» (TIP), que l’on pourrait traduire par «pour assurer la rapidité», aurait été apposée sur ces pots à pourboire. Toutefois, il semble qu’il s’agirait d’un mythe étymologique. Tip viendrait plutôt du latin stips, c’est-à-dire «cadeau» ou encore de tip me, une expression dans le langage courant anglais, aujourd’hui désuète, qui signifie tout simplement «donne-moi».

Les Britanniques traversant l’Atlantique pour se rendre en Amérique apportent avec eux cette coutume. Les distances étant plus grandes et les voyages plus longs qu’en Europe, le pourboire se répand dans les commerces du voyage: trains, hôtels, auberges et restaurants. Pourtant, le pourboire y est longtemps mal vu: il est considéré comme antidémocratique et un-American puisque servant à obtenir un traitement différencié. Cependant, dans la seconde moitié du 19e siècle, les dirigeants du secteur de l’hôtellerie, de la restauration et du voyage défendent ce système. Il leur fournit un prétexte pour rémunérer faiblement, voire nullement, les personnes qu’elle emploie, majoritairement des Afro-Américains récemment émancipés du système esclavagiste.

Avec l’avènement d’une classe moyenne blanche, capable de voyager et de fréquenter les restaurants, le pourboire cesse d’être le seul fait de la haute bourgeoisie et s’installe progressivement dans les mœurs dominantes.

Cette monnaie met toutefois du temps avant de se stabiliser. Elle sème la confusion et rend parfois mal à l’aise: est-ce un pot-de-vin, de la charité, un cadeau ou un paiement? Certains y sont hostiles et créent même des ligues anti-pourboire pour faire pression sur les législateurs afin de l’interdire.

Rien n’y fait: en 1917, la Cour suprême de l’État de New York statue qu’il s’agit d’un paiement destiné à obtenir un service convenable et toutes les législations nord-américaines emboîtent le pas. Le pourboire est donc repoussé du côté du paiement, mais il continue d’être à la discrétion de la clientèle (contrairement au paiement, qui est fixé d’avance).

Lutte contre le pourboire

Durant les épisodes révolutionnaires de la première moitié du 20e siècle, on retrouve certaines expériences de suppression du pourboire, dont l’objectif était de mettre fin aux relations asymétriques. Par exemple, Joseph Roth, un reporter allemand visitant la Russie nouvellement communiste, constate que «le pourboire n’a pas été aboli par la loi, mais est devenu indigne». Même son de cloche durant la guerre civile espagnole. Alors que la Catalogne est sous le contrôle des syndicats anarchistes, George Orwell constate que les habitudes changent à Barcelone:

Les vêtements «chics» y étaient devenus une exception, personne ne faisait de courbette ni acceptait de pourboire; les garçons de café, les boutiquières, les cireurs de bottes vous regardaient bien en face et vous appelaient «camarade».

Au Québec

Depuis 1936, la loi québécoise stipule que les salariés sont propriétaires des pourboires. Les patrons et patronnes ne peuvent donc légalement en prélever une part. En revanche, le salaire minimum des employés recevant du pourboire sur une base régulière devient inférieur au salaire minimum des autres travailleuses et travailleurs. Depuis 1983, le pourboire est d’ailleurs imposable et il est obligatoire de le déclarer.

Aujourd’hui, cette monnaie fait partie intégrante de notre quotidien. Toutefois, on peut régulièrement lire dans les journaux des appels non coordonnés à l’abolir.

Une pétition réclamant la fin des pourboires a même été déposée à l’Assemblée nationale il y a quelques années. Le mouvement s’est cependant conclu par un cuisant échec: moins de 100 personnes ont signé la requête.

De ce bref survol historique, on peut retenir deux choses. D’abord, dès son origine, le pourboire est une monnaie soigneusement distinguée des autres revenus. Son champ d’usage est clairement défini. Le mot en lui-même ne laisse aucune place au doute quant à sa fonction: cet argent devra être dépensé pour boire. Ensuite, cette monnaie est ambivalente, elle est une chose et son contraire. À la Renaissance en Angleterre, il est à la fois revendication et soumission. Dans les États-Unis du début de l’ère industrielle, il est reconnaissance du travail de service et exploitation des employés de service. Dans le Québec moderne, il est une obligation et un choix. C’est cette ambivalence fondamentale du pourboire qui nous tiraille encore aujourd’hui, car elle laisse place à l’interprétation. Différentes représentations de son utilisation peuvent entrer en concurrence et laisser place à des quiproquos.

pourboire restauration

Extrait du quatrième chapitre de «Pourboire», paru aux éditions XYZ.

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