La célébrité, la restauration et le futur selon Joe Beef
Publié le
26 novembre 2018
Après L’art de vivre selon Joe Beef, paru en 2011, les chefs Frédéric Morin, David McMillan et l’auteure Meredith Erickson remettent ça avec Survivre à l’apocalypse. Si le sous-titre de leur premier ouvrage était «Plus qu’un livre de recettes», maintenant on peut lire sur la couverte «Plus qu’un autre livre de recettes». C’est que bien qu’on y retrouve 158 recettes, celles-ci sont d’appétissantes excuses pour que Fred et Dave nous ouvrent les portes de leur univers, partagent leur expérience, tout en passant quelques messages. Bref, les deux chefs vedettes qui se tiennent loin de la langue bois ont beaucoup à dire, et Caribou est allé les rencontrer à leur nouveau repaire, le McKiernan Luncheonette, pour jaser de célébrité, de restauration et du futur, entre autres.
Un texte de Geneviève Vézina-Montplaisir
Photos de Dominique Lafond
C’est un fait connu, donner des entrevues et être sous les feux de la rampe n’est pas ce que vous préférez dans la vie. Comment vivez-vous avec la célébrité qui vient maintenant avec votre travail?
Fred: Cette célébrité est accidentelle. On n’a jamais eu de relationniste, on n’a jamais cherché à participer à des émissions de télé. Cela dit, on est très conscient du jeu médiatique qui vient avec le fait de sortir un livre ou d’avoir un restaurant aujourd’hui. On se prête au jeu, mais on n’y va jamais de notre plein gré.
David: Ce n’est pas dans notre caractère à moi et à Fred de chercher les spotlights. Ce qui nous intéresse, c’est d’être au restaurant, de travailler avec les gens qu’on aime, et de faire une cuisine appropriée à l’immeuble dans lequel on est logé et au quartier dans lequel on est. Il y a des soirs où on aimerait juste pratiquer le métier de restaurateur, mais on est forcé de signer des livres et de prendre des photos avec les gens. Cela dit, je ne me plaindrai jamais de ça, parce que ça rend les gens heureux. Et à la base, avec notre cuisine, on est là pour rendre les gens heureux.
Fred: Dans le fond, c’est une partie de notre gagne-pain. Ce qu’on n’endosse pas, c’est l’espèce de culte de la personnalité. Il y a des chefs qui eux, veulent être des figures publiques. Aujourd’hui, c’est un métier en soit être chef pour les médias. C’est correct, mais moi je n’ai jamais eu de rêve secret de faire ça!
David: Joe Beef, ce n’est pas Fred et Dave. Joe Beef, c’est une grande famille, et s’il faut promouvoir nos restaurants pour garder tout le monde au travail, on va le faire.
Fred: D’ailleurs, dans les moments où moi et Dave on s’est retiré de la vie publique pour différentes raisons, on a senti la différence de l’achalandage dans nos restos.
David: On a surmonté beaucoup d’épreuves pour arriver où on est aujourd’hui: stress, anxiété, problème de dépendance à l’alcool et aux drogues, problèmes financiers. Mais même si aujourd’hui on fait des entrevues et on parle de réussite, ça demeure qu’il y a encore des enjeux financiers et des stress hebdomadaires liés à nos restaurants. Peu d’articles dans les médias parlent des côtés sombre de la restauration. La cuisine, c’est aussi la gestion de la réfrigération, de la plomberie, des déchets, du recyclage, du nettoyage, du personnel. La cuisine comme acte est minime par rapport au reste. Finalement, on fait à manger aux gens que de 18h à 22h.
Votre livre dresse un portrait apocalyptique du futur où les zombies sont parmi nous, où le bunker devient un refuge contre le monde extérieur et où il faut savoir cuisiner pour survivre. Comment voyez-vous l’avenir de la restauration dans tout ça?
David: On souhaiterait mieux rémunérer les gens et réduire les quarts de travail en cuisine. On essaie, mais c’est difficile financièrement. Le style de cuisine qu’on fait est artisanal. Je pourrais faire beaucoup plus d’argent à ne pas faire ce que je fais. Je fais ce que je fais parce que j’aime la cuisine bourgeoise française. Moi, je travaille fort, les autres travaillent fort, moi je ne fais pas beaucoup d’argent et les autres ne font pas beaucoup d’argent. Le travail est dur, mais c’est celui qu’on a choisi.
«Se casser la tête avec les vins, les fromages, les viandes et les poissons à tous les jours, ça fait partie de notre passion pour la cuisine. Si je veux travailler 35 heures par semaine, avoir des bonnes conditions, ne pas avoir de stress, ce n’est pas chez Joe Beef que je vais aller! J’irai travailler au Bâton rouge!» –DavidLes gens qui travaillent avec nous partagent les mêmes passions et ils sont avec nous dans le même bateau de cons. Moi et Fred, au début, on a ouvert le resto et on était quatre dans notre bateau de cons. Là, on est 100 dans le bateau de cons. On n’a jamais mis d’annonces dans le journal pour recruter, mais les gens s’identifient à ce qu’on fait. Moi, j’aime les vins nature, les produits de la ferme, les poissons du fleuve Saint-Laurent, les fruits de mer du Québec, je veux aller cueillir des champignons, je veux aller aux marchés Atwater et Jean-Talon. Ça ne me dérange pas de travailler 12 heures par jour. L’argent, ce n’est pas une priorité dans ma vie. Si t’es comme moi, bienvenue dans le bateau de con! Fred: Il y a des choses qu’on peut faire pour optimiser les conditions de travail des gens qui travaillent fort avec nous et c’est de s’organiser pour qu’ils soient heureux. Ce n’est pas juste une question de sous. On a passé des débuts de carrière horribles à se faire crier et taper dessus. Aujourd’hui, on est complètement intolérant à ça. Considérez-vous que vous êtes pessimistes ou optimistes face à l’avenir? David: On passe pour des pessimistes dans tous les articles qui sont parus sur le livre, mais on est assez optimistes. Fred: Moi, j’ai confiance dans la prochaine génération. Les jeunes que tu vois ici manger ou cuisiner, ils sont fucking intelligents. Ils sont beaucoup plus smarts que nous au même âge. Dans 5 à 10 ans, ça va être fou la restauration à Montréal. David: Fred a raison, la génération de jeunes qui sont dans la restauration sont inspirants. Moi, je suis comme un vampire qui boit le sang des jeunes pour me garder jeune. Les jeunes de 20 ans qui travaillent dans nos restaurants boivent du vin nature, mangent des fromages fermiers, font des choix intelligents. Nous, on va avoir été la dernière génération des chefs autodestructeurs. Fred: La dernière génération des vieux cons!