De l’importance de sauter la clôture - Caribou

De l’importance de sauter la clôture

Publié le

01 mai 2019

Texte de

Fernande Ouellet

Photo de

Maude Chauvin

Chaque mois, Caribou offre une carte blanche à une personnalité pour qu’elle s’exprime sur le sujet de son choix. Ce mois-ci, l’artisane Fernande Ouellet, de Rusé comme un canard, parle de cette clôture qui sépare les agriculteurs des consommateurs. Cette clôture qu’elle a sautée il y a neuf ans et qu’elle aimerait aujourd’hui voir disparaître.
Chaque mois, Caribou offre une carte blanche à une personnalité pour qu’elle s’exprime sur le sujet de son choix. Ce mois-ci, l’artisane Fernande Ouellet, de Rusé comme un canard, parle de cette clôture qui sépare les agriculteurs des consommateurs. Cette clôture qu’elle a sautée il y a neuf ans et qu’elle aimerait aujourd’hui voir disparaître.
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On dit souvent qu’il existe une déconnexion des individus avec leur système alimentaire, qu’on ne sait plus d’où vient l’œuf. On dit aussi que les agriculteurs ne sont plus connectés avec la population depuis qu’ils se sont orientés sur les marchés internationaux et qu’ils n’ont plus à rencontrer leurs clients en personne. Un peu comme s’il existait une clôture séparant le monde urbain du monde agricole, et que l’on ne connaissait plus le voisin.

ll y a neuf ans, en pleine campagne, par un matin d’avril, je suis passée de l’autre côté de la clôture. Avec mon conjoint et notre nouveau-né, nous avons quitté Montréal pour nous installer sur une petite ferme à moins d’une heure de route, au cœur de la région la plus intensivement agricole du Québec. Les urbains amateurs de produits locaux et artisanaux que nous étions se sont mis à élever des canards et des oies à petite échelle, au pâturage, faisant de la vente directe, à contre-courant du modèle alors en place dans notre nouvelle région mais en phase avec le marché foisonnant des circuits courts. De consommateurs d’aliments conscientisés et exigeants, nous devenions producteurs d’aliments conscientisés aux exigences. Conséquemment, il nous était plutôt simple de comprendre les valeurs de notre clientèle : hier encore, c’était nous, et cette identification à notre ancien univers a perduré quelques temps.

Au fil des ans et des rencontres avec les acteurs de notre milieu, une compréhension de plus en plus fine de la réalité agricole dans toute sa complexité et sa diversité nous a forgé une identité hybride, là où rien n’est noir ou blanc, où tout est riche de gris. Être en contact avec des humains qui témoignent de leurs enjeux respectifs, parfois ouvertement, parfois dans une économie de mots, inspire empathie et respect, et on en vient à saisir que derrière chaque décision, même celles qui nous semblent discutables, il y a des motivations que l’on partage avec ces agriculteurs, que ce soit la volonté d’assurer la survie de l’entreprise, de nourrir la famille, de préserver ce qui a été bâti de longue haleine, de poursuivre une passion. Au final, malgré que nos pratiques diffèrent largement, nous nous ressemblons, plus qu’on ne pourrait le croire, et nous nous identifions bien davantage à des êtres qu’à des modèles de production.

Au cours des dernières années, les exigences de la société civile en matière d’agriculture se sont multipliées, et je m’en réjouis: il semble donc y avoir enfin un intérêt soutenu des citoyens pour ce qui se passe dans et autour de l’assiette.

Pour autant je n’ai pas constaté un plus grand rapprochement entre les deux côtés de la clôture, mais peut-être même un renforcement du clivage sous certains aspects. D’une part, l’agriculture est pointée du doigt sur plusieurs questions sensibles et capitales, tel l’environnement, l’éthique animale et sociale, l’industrialisation des pratiques; d’autre part les exigences des citoyens sont décriées par un milieu qui affirme être de moins en moins à même de faire concorder ces demandes avec notre modèle de consommation axé sur le panier le moins cher. Ainsi, de part et d’autre, on cherche le responsable chez celui qui devrait pourtant être son partenaire, puisque sans agriculteurs pas de nourriture, mais sans citoyens pour appuyer l’agriculture d’ici, pas d’agriculteurs ici.

Ce qui retient mon attention surtout, c’est la vitesse à laquelle les convictions s’encrent, très profondément, passionnément, et sur la base d’une information qui parfois circule plus rapidement qu’elle n’est vérifiée. On peut penser aux récents débats sur l’empreinte écologique de la viande, les pesticides, le nouveau Guide alimentaire, le végétalisme, les produits alimentaires issus de laboratoire. La clôture devient barricade, et les échanges, guerre de tranchées.

Tout cela est symptomatique d’un sentiment d’urgence, d’une profonde volonté de changement, d’un lien de confiance malmené, d’un désir d’agir sur une situation globale qui semble nous échapper, et en un sens ce sont d’excellentes nouvelles. Le contexte n’a jamais été aussi favorable à une refonte des liens, à l’invention de nouveaux modèles de production, de consommation, de gestion, en ayant le bien commun comme objectif partagé, la solidarité comme valeur et l’équité comme guide.

Cette refonte pourrait débuter dès maintenant, par une conversation en personnes, au bord de la clôture. Cet été, Prenez le champ, devenez un Compagnon Maraîcher, occupez un emploi agricole le temps d’un été (il en manque toujours) et vivez l’expérience agricole de l’intérieur, pas celle qu’on visite en parcours pour se divertir le dimanche ou une journée par année, mais celle qui remplit les étals les jours de semaine.

La réalité, c’est que la plupart des agriculteurs n’ont pas le temps d’aller à la rencontre de la population, et si vous voulez les comprendre et vous faire comprendre d’eux, l’immersion volontaire est inévitable puisque la mixité sociale disparaît au même rythme que s’accentue l’exode vers les villes. Et la clôture devient de plus en plus haute. 

Au contact les uns des autres, chacun découvrira probablement que cette clôture, celle qui empêche de mettre en adéquation notre système alimentaire avec nos aspirations sociales, c’est le modèle économique, et qu’il faut changer le modèle économique pour changer les pratiques et les coutumes, qu’elles soient de production ou de consommation. Chacun découvrira aussi que les valeurs, en revanche, sont largement partagées, et que sur cette base on pourra toujours bâtir, ensemble.

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➤ Pour lire le portrait de Fernande Ouellet et Francis Laroche, publié dans le numéro Tabous, c’est ICI.

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