Journal d’un vigneron: distribuer ses vins comme en mille neuf cent tranquille
Publié le
29 juillet 2021
Texte de
Sébastien Daoust
Maintenant, ne nous leurrons pas, l’alcool est bel et bien nocif pour la santé, et les effets sur le corps humain, incluant la dépendance, sont bien connus. Les restrictions vis-à-vis l’âge de consommation et les obligations relatives au financement des mesures contre la dépendance sont des éléments qui démontrent bien les dangers afférents à l’alcool.
Une fois que nous admettons ceci, il reste tout de même des mesures surprenantes dans notre industrie.
La semaine dernière, nous avons envoyé notre infolettre à près de 70 épiceries fines et restaurants avec qui nous faisons affaire. Cette liste est envoyée quatre fois par année, et ouvre la porte aux prises de commandes de nos trop petites quantités de vins par nos clients. Ce coup-ci, ce sont les rouges, le R1 et le R2, qui sont offerts. C’est l’été, les rouges sont moins populaires, ça devrait nous permettre de respirer un peu.
Les produits étaient disponibles à compter de midi pour une prise de commande par courriel. Nous avons eu 6 heures assez intenses. Des quelque 800 caisses, il ne reste plus grand-chose.
C’est un moment intéressant, parce qu’on voit aussi les boutiques qui vont bien, et celles qui perdent de la vitesse. Ce n’est pas un concours, mais disons que l’horizon des épiceries fines a dramatiquement changé en quelques mois, et que les vedettes prépandémie ne sont plus les mêmes aujourd’hui. La surmultiplication des permis d’épiceries fines avec alcool y est pour quelque chose.
Je regarde avec mes deux collègues vignerons, Geneviève et Thomas, l’état de la situation. Thomas, fraîchement arrivé de France, regarde ça, satisfait et me demande.
«Alors, comment ça marche, on monte des palettes et on envoie ça avec la poste? Ou avez-vous une compagnie de livraison avec qui vous faites affaire?»
Geneviève et moi, nous nous regardons, avec un malaise.
«Non, en fait, on livre nous-mêmes…» lui dis-je.
«Mais quelle perte de temps, vous devriez avoir une compagnie de livraison, non?»
Mais non, on n’a pas de compagnie de livraison. Je ne peux pas aller voir UPS ou Transport Robert, ou Poste Canada ou Purolator. La loi, au Québec, est ainsi faite que seul le propriétaire d’un vignoble ou un de ses employés peut livrer ses vins. Pourquoi? La raison est mystérieuse, et probablement stupide comme la pluie. Mais c’est la loi.
Thomas remet ça.
«Et les boutiques à Montréal, elles ne peuvent pas venir chercher le tout par elle-même ici?»
Non, elles ne le peuvent pas. Encore une fois, la loi dit que seul le vigneron peut distribuer ses vins. L’idée du gouvernement du Québec est que le vigneron chausse ses bottes à vache le matin, met son chapeau à paille sur sa tête, attèle sa calèche et vienne essayer de se stationner en double dans Griffintown ou sur le Plateau pour aller livrer trois caisses de vin.
Comme en mille neuf cent tranquille, à une autre époque, où l’alcool était le démon.
«Mais ça fait 800 caisses de vins!» souligne Thomas.
Exact. Et ma voiture, bien pleine, en prend 20. «Mais c’est complètement con, ce truc!»
C’est donc 40 voyages Hemmingford-Montréal en VUS. Pour les rouges seulement. C’est un autre 40 pour les blancs. Et probablement un autre 40 pour tout le reste (rosés, mousseux, cuvées spéciales). Quarante voyages à tourner en rond pour se trouver un stationnement. Et mes voisins vignerons? Ils feront tous, individuellement, la même chose.
Nous sommes 140 vignerons à tourner en rond entre les cônes orange à Montréal. Les synergies potentielles sont immenses! Mais le cadre législatif, lui, est archaïque.
Sébastien Daoust
Ça explique, en gros, pourquoi vous n’avez que très peu souvent les cuvées très convoitées à Saguenay, Gaspé ou Val-d’Or. Même Sherbrooke, Trois-Rivières et Rimouski sont souvent laissés pour compte. Pas que c’est loin nécessairement. Mais bien parce qu’un vigneron, ça doit s’occuper de son champ, de son chai, de sa paperasse, et que passer du temps sur la route, pour aller livrer quelques caisses de vin à deux ou trois heures de route, c’est du temps très précieux qui pourrait être mis pour faire autre chose. Devant ce manque de temps et de ressources, on n’a pas trop le choix que de se concentrer sur les endroits où «ça vend plus», sur ce qui est le plus proche. Et pour bien des vignerons, cet endroit, c’est Montréal ou Québec.
Je ne sais pas pourquoi cette règle est en place. Mais laissez-moi vous dire, ce n’est pas la règle la plus idiote en terme d’alcool au Québec. Les cidriculteurs, les épiciers, les restaurateurs, les tenanciers de bars, les microbrasseurs, les distillateurs artisanaux… et même la SAQ sont assujettis à des règles loufoques, rétrogrades et qui vont dans le sens contraire de l’environnement, de l’entrepreneuriat, de la solidarité et de la promotion de la consommation locale.
Un jour, nous aurons la décence de demander aux gouvernements, tous unis, de refaire complètement les lois sur les alcools au Québec. Seuls, nous irons chercher que des miettes. Mais unis, on a des chances de changer les choses.
Après tout, on n’est plus en mille neuf cent tranquille.