Parce que tu es cette femme que tu as toujours voulu devenir - Caribou

Parce que tu es cette femme que tu as toujours voulu devenir

Publié le

08 mars 2021

Magazine Femmes hommage
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Plus grand que la panse

Tu arrives au bout de la longue pente rocailleuse que tu gravis, lentement, depuis bientôt une heure. Pendant l’ascension, ton regard posé et attentif t’a permis d’identifier les petites talles de thé des bois, les frondes brunes de l’onoclée sensible, les cymes éclatantes du sorbier, la piste de deux orignaux – une mère et son petit (tu sais maintenant différencier les traces d’un buck de celles d’une femelle) et de la crotte de perdrix. C’est bon signe, te dis-tu, puisque c’est ce que tu es venue chercher ici: quelques gélinottes huppées et pourquoi pas un tétras ou un lièvre, si l’occasion se présente. Il y a moins de bouleaux blancs. L’air est plus froid. L’étroitesse du chemin s’élargit en une éclaircie sablonneuse. En face de toi, un lac juste assez sauvage où flotte un quai sur lequel tu décides de t’asseoir pour souffler.

Texte et illustration d'Élisabeth Cardin

Devant l’infinie noirceur des épinettes se tiennent les viornes et les cornouillers riverains qui s’acharnent à empêcher l’effondrement de la berge et qui t’offrent un spectacle rouge et texturé. Tu reconnais le myrique baumier, dénudé de la majorité de ses feuilles, à l’odeur résineuse de ses fruits persistants. Tu déposes ton fusil sur les planches de bois, puis ton corps fatigué. Ici, la méditation survient d’elle-même, par l’immobilité de la surface aquatique, la vibration des choses sauvages, la conscience avec laquelle tu existes parmi tout, la paix qui entre et qui sort par tes narines.

Le soleil est couchant, et les chances de tuer un oiseau aujourd’hui le suivent dans sa descente. Heureusement, te dis-tu, le soleil et la chance renaissent chaque matin. Avant d’entreprendre le chemin du retour, tu ouvres ton sac pour trouver tes gants et tu saisis le pot rempli de chanterelles en tube ramassées plus tôt dans la tourbière, que tu ramèneras au camp pour le souper. Cette découverte te fait réaliser quelque chose...

Ce que nous sommes en train de chercher, nous ne le trouverons peut-être jamais. L’important, c’est ce que nous cueillons sur le chemin pournous y rendre.

Tu regagnes le campement et tu ouvres, dans l’ordre, une bière et un cahier. Tu as toujours été gênée d’écrire, comme si tout avait déjà été dit, comme si tout avait déjà été ressenti, et à quoi bon, et pourquoi moi. Aujourd’hui, c’est différent. Tu allumes une autre lampe au gaz pour mieux voir, tu regardes les gars d’un air amusé et content. Ils ont les cheveux ébouriffés, sont vêtus de combines, l’un est affairé à nettoyer son arme, les deux autres sont en train de préparer le souper (le butin d’aujourd’hui, deux perdrix, un lièvre et une poignée de chanterelles en tube). Oui, aujourd’hui, c’est différent. Tu comprends que les choses que tu écris ont comme principale qualité de ne pouvoir être écrites que par toi.

Est-ce que Gabrielle Roy aurait écrit sur moi? Femme d’ambitions nordiques, arbre solitaire au beau milieu de la forêt, rêveuse de révolutions alimentaires, romantique à lier, tireuse de bull’s eye à 200 verges, éviscéreuse de truite mouchetée, joueuse d’orgueil et d’orignal, femme-marée sous l’effet de la lune? Et Pauline Julien m’aurait-elle invitée chez elle pour m’entendre lire mes amours fous et me chanter les siens, fumer jusqu’à pas d’heure, cuisiner le gibier de mes chasses, acheter des billets d’avion sur un coup de tête, élaborer des choses politiques, rêver de notre indépendance de femmes comme de celle de notre pays?

Pauline, Gabrielle, tes partners de chasse et les autres t’aiment au-delà de ta beauté ou de ta capacité à être une blonde ou une grande artiste. Ils t’aiment même si tu n’as pas d’hypothèque, même si tu as abandonné ton baccalauréat en bio, même si tu n’as encore jamais trouvé le père de tes enfants, même si tu doutes, de tout, tout le temps. Ils t’aiment exactement comme tu apprends à t’aimer toi: parce que tu connais tellement de choses, que tu es drôle, instinctive, vulnérable, sensible, courageuse.

Et parce que tu es faite de toutes ces choses que tu ne cherchais pas et que tu as su saisir.

Un jour, alors que tu étais enfant, un grand poète (Claude Léveillée, pour ne pas le nommer) à qui tu avais envoyé une carte de souhaits te répondit ceci: «Tu es déjà une femme, une grande dame, une grande âme.» Comme une prémonition, en 1993.

Maintenant, tu le réalises. Tu es, et tu as toujours été, cette femme que tu voulais devenir.


Elisabeth Cardin est copropriétaire du restaurant Manitoba à Montréal. Elle est aussi chasseuse, pêcheuse à la mouche, agricultrice en devenir et porteuse de l’identité culinaire québécoise


Ce texte est paru à l’origine dans le numéro 11, FEMMES au printemps 2020.

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