Bières 100% locales: entre la volonté et la réalité
Publié le
20 février 2024
Texte de
Martin Thibault
La réalité de la scène québécoise en 2024
Samuel Jeanson chapeaute la Filière microbrassicole du Québec, organisme dont la mission est d’augmenter le nombre de matières premières du Québec dans les bières de microbrasserie, sans discrimination sur le pourcentage utilisé. Selon lui, «il est d’ailleurs bien plus important pour l’industrie de miser sur la qualité et sur des produits d’exception avec des ingrédients d’ici, que de viser un pourcentage quelconque».
Certes, côté marketing, «100% Québec» est plus vendeur, plus aguicheur, que «25% Québec». Samuel Jeanson remarque que «de manière générale, les microbrasseries font déjà leurs propres étiquettes avec des appellations telles que: bières 100% locales; houblons du Québec, brassée avec des ingrédients locaux ou en collaboration avec la houblonnière-micromalterie-producteur de levure X.»
De nombreuses approches existent donc pour promouvoir les partenariats avec des cultivateurs et des transformateurs d’ici et les pourcentages ne semblent pas avoir été priorisés à ce jour. Probablement parce que ce sont les efforts d’inclusion en soi qui importent et non la mathématique de la chose?
Pour quelques brasseurs, comme les fermes brassicoles que sont La Chouape, Terre à Boire ou La Ferme – Brasserie Rurale, 100% local demeure un objectif à atteindre, un modus operandi même. Pour d’autres, cela peut dresser un contexte inutilement contraignant quand vient le temps de réussir une recette et de la répéter régulièrement. La disponibilité de certains ingrédients locaux, fruits comme houblons, malts de spécialité comme levures spécifiques, n’est pas encore garantie lorsqu’on s’adonne à brasser des IPA à l’américaine, surtout, mais aussi certaines ales d’inspiration anglaises, certaines lagers d’inspiration allemande… ou tout simplement lorsqu’on veut exprimer des saveurs précises et que celles-ci n’existent pas chez nous.
Crédit photo: Leila Alexandre
Jean-François Gravel, brasseur-fondateur de Dieu du Ciel!, souligne que des défis considérables existent lorsqu’une microbrasserie de moyenne envergure tente d’utiliser des ingrédients québécois. «En fait, l’enjeu des ingrédients du Québec, qui proviennent beaucoup de production à petite échelle ou même de la cueillette en milieu sauvage, est souvent la disponibilité et le prix. Si ça demeure viable pour des petites productions vendues directement au client, comme dans une brasserie artisanale de quartier par exemple, ce n’est souvent pas réaliste pour une production à plus grande échelle. Je peux donner l’exemple de la chicoutai qui nous reviendrait moins cher à faire venir de Russie que de s’approvisionner – quand on y arrive – au Québec.»
Un univers peu compris de la clientèle
Une bière brassée ici peut être conçue à partir d’ingrédients d’ailleurs (c’est même très souvent le cas), tout comme il est parfaitement normal pour un restaurant de sushis de chez nous de s’approvisionner ailleurs. Une lager d’inspiration tchèque, comme il y en a plusieurs brassées en province, se doit de mettre à profit du houblon Saaz de Bohême afin d’évoquer la signature gustative du pays slave.
Cela dit, une approche aide beaucoup la scène brassicole locale: l’ajout d’un houblon Saaz cultivé au Québec – qui ne goûte toutefois pas la même chose que celui cultivé en Tchéquie – pour remplacer une petite partie du Saaz tchèque est un geste qui aide grandement les houblonnières à peaufiner leur travail. Même chose pour l’inclusion de quelques houblons québécois dans une recette de Hazy IPA, habituellement entièrement américaine dans sa liste d’ingrédients. À moyen terme, cette inclusion subtile est tout aussi bonne pour l’industrie qu’une petite brasserie artisanale qui promeut une bière 100% locale à son ardoise.
Jonathan Gaudreault, brasseur en chef et cofondateur du Siboire, réfléchit depuis belle lurette à la signification du 100% local pour le monde de la microbrasserie.
«Sans avoir une définition stricte, je crois que pour nous “local” signifie un fournisseur qui est dans notre communauté. Ça peut être une communauté au sens géographique ou au sens des valeurs et de la culture. Par exemple, si j’achetais un ingrédient spécial provenant d’un petit producteur du Vermont – non loin de Sherbrooke donc – avec lequel on a développé une amitié, ça pourrait correspondre à nos valeurs. Peut-être plus même que de brasser une bière avec du thé du Labrador provenant de plusieurs centaines de kilomètres de l’Estrie! Toutefois, avec l’arrivée de notre succursale de Québec [NDLR: qui ouvrira à l’été 2024], je vais me permettre de recommencer à réfléchir à la forêt boréale puisque ça fait partie de l’ADN du coin. Bref, c’est beaucoup une question d’intégrité. Quand je sais qu’on participe activement et positivement à l’expérience de vie d’une communauté et bien je commence à sentir que j’agis de façon locale si je fais des achats de matières premières dans ce milieu.»
L’utilisation d’ingrédients brassicoles cultivés au Québec prend de l’ampleur depuis quelques années, souvent chez certains brasseurs désireux de se développer une signature bien à eux. Serait-ce la clé pour le Québec se démarque à l’international comme culture brassicole unique au monde, au même titre que la Belgique, l’Angleterre ou l’Allemagne?