Nous remontons donc dans le temps. Où était-il quand il a pensé, la première fois, à avoir son propre vignoble. L’architecte paysagiste de profession prend un temps pour réfléchir au moment exact, et finalement me répond: «Dans une maison de ville à Laval que j’avais achetée avec ma conjointe précédente […] en 1998. Je faisais déjà la route des vins à l’époque, et ayant travaillé aussi en France, surtout dans la vallée de la Loire, j’avais un intérêt pour le vin.»
La route des vins, et le vignoble québécois en général, était différente à l’époque. Au Québec, le vignoble Dietrich-Jooss, à Iberville en Montérégie, l’inspirait. Il est disparu aujourd’hui à la suite du décès de Victor Dietrich en 2003, mais il se souvient que l’endroit se rapprochait de sa vision. «C’était familial, une moins grosse structure. Ils proposaient aussi de très bons vins. Pour l’époque, ils étaient une coche au-dessus, pour mes goûts personnels.»
Pour le jeune homme qu’il était alors, le défi semblait de taille. «Butter des vignes pour l’hiver, ça me semblait complexe», se rappelle-t-il, mentionnant que nous étions encore bien loin de la venue de cépages rustiques plus qualitatifs (ne demandant pas de protections l’hiver) ou des toiles géotextiles (la forme de protection plus largement utilisée de nos jours pour les cépages non rustiques).
C’est en 2001 qu’il achète son petit lopin de terre dans le canton d’Hemmingford, avec sa nouvelle conjointe, Isabelle Ricard (aujourd’hui copropriétaire du vignoble Le Chat Botté avec lui). Ce canton se retrouve dans la section sud de la Montérégie, et on y réfère de plus en plus comme étant le «Sud-du-Québec» vue la température qui y est recensée. Encore là, le but n’était pas encore d’y établir un vignoble. «On n’a pas magasiné une terre pour un vignoble. En fait, Isabelle cherchait surtout un espace pour sa compagnie produisant des chandelles, pour avoir son atelier. Mais je voyais quand même l’opportunité de faire quelque chose, vu le petit verger qui se retrouvait sur la terre. La plupart des terres qui sont bonnes pour les pommes sont bonnes pour la vigne. On n’a pas fait une grande étude agronomique quand on a acheté, mais c’était l’analyse que j’en faisais.»
En 2003, ils s’essaient avec quelques plants de vignes dans son potager. Il rejoint Alain Breault, grand pépiniériste pour le raisin de cuve au Québec, et le visite. «Ça a duré près de six heures, on a goûté à des cuvées «tests» de différents cépages, et j’ai trouvé ça impressionnant. En peu de temps, les profils avaient complètement changé par rapport à ce que je goûtais auparavant.» En 2004, il commence avec quelques vignes, 3500 plus exactement, dont certaines qui font encore sa marque de commerce de nos jours, notamment le frontenac, le swenson white et l’adalmiina.
Avec un sourire en coin, il se rappelle cette effervescence avec Alain Breault, mais aussi avec Gilles Benoit (du vignoble des Pins, repris aujourd’hui sous le nom du Clos des Cigales) et Robert Le Royer (vignoble Le Royer St-Pierre, à Napierville). Avec peu d’œnologues conseils à l’époque, le partage des techniques se faisait d’un vigneron à l’autre. Pour Normand, ce vigneron qui l’a accompagné en démarrage, ce fut Robert Le Royer. «Robert, avec Alain [Breault] et Gilles [Benoit] avaient mis sur pied l’EVVQ, l’École de vitiviniculture du Québec. Appeler ça une école était un bien grand mot, mais ça facilitait le transfert des connaissances. Alain donnait des cours sur la vigne, sur la taille, par exemple. Et Robert, c’était plus sur le côté vinification. Mais c’était une autre époque: les cours se donnaient avec de petites touries, et ça ressemblait plus à un cours de vin fait maison qu’un cours formel de vinification.»
Il reste qu’il se rappelle ces échanges avec nostalgie. Les partages étaient très riches, et tout le monde apprenait tout en même temps. «Les vignobles n’avaient pas la même échelle à l’époque. C’était de petites productions. C’était plus exploratoire qu’aujourd’hui. Mais la culture d’échange est restée.»
Les moments marquants
Comme n’importe quel propriétaire d’entreprise, il y a des moments qui nous frappent plus, où on a l’impression que notre projet vient de passer à la vitesse supérieure. Normand s’étire sur sa chaise, en pensant aux 20 dernières années. «Il y en a deux. En 2013, au Salon des vins du Québec. Nous aimions bien notre rouge 2012, mais on est toujours un peu mauvais juge. Jessica Harnois remettait les médailles d’argent et nous étions un peu déçus de ne rien avoir reçu. À la fin, elle annonce qu’il n’y a qu’une seule médaille d’or, et c’était notre vin. Un rouge, en plus!
Mon deuxième moment est en 2016, quand on a pu commencer à vendre dans les épiceries. Avant ça, on vendait chez nous seulement. Certains vendaient à la SAQ, mais de notre côté, on était vraiment axé sur l’œnotourisme. En 2016, avec les épiceries, on avait le choix, on pouvait dire: «On n’a plus besoin de vendre au vignoble». Avant ça, pour ceux qui étaient à la SAQ, on avait l’impression qu’on était en compétition un contre l’autre. Avec les épiceries, tout a changé. Le problème n’était plus de vendre, c’était de produire. Ça a décloisonné le vignoble.»
J’ai eu la chance d’arriver sur le marché en 2017, et il est vrai que tout à coup, les vignerons se retrouvaient avec tout un marché de plus à couvrir sans avoir augmenter leur production. Ça a permis à certains vignobles de transférer leur production vers les épiceries, et donc de libérer de la place sur les tablettes de la SAQ. Mais comme mes vieux cours de macroéconomie me l’ont rappelé, comptez toujours sur une forte demande de se résorber d’elle-même à moyen terme.