Fisun Ercan: de la Turquie à la Montérégie
Publié le
02 mai 2023
Texte de
Virginie Landry
Photos de
DAPH & NICO
Est-ce que le rythme de vie est différent depuis que vous êtes installée à la campagne?
Oh, oui. Avant, je trouvais que tout passait trop vite. En cuisine, il faisait chaud, le temps défilait à toute allure pendant les services. Maintenant, c’est encore beaucoup d’heures de travail, mais ce n’est assurément pas le même rythme qu’en ville. Et puis, on est en nature. Avec une salle à manger petit format, on a beaucoup plus le temps de parler aux gens à chaque service. Je peux réellement toucher à chaque assiette. J’ai beaucoup de chance!
Puisque Bika est fermé en hiver, qu’est-ce qui occupe vos journées pendant la saison morte?
Je dis toujours que je trouve l’hiver trop long, mais que rendu en mars, ça va trop vite! Le printemps est occupé. On prépare la salle et les semis. On embauche, on forme les nouveaux employés, on fait le grand ménage. On planifie le menu, aussi. À l’ouverture, au début du mois de mai, on mettra à l’honneur les légumes primeurs et ce que les producteurs des environs auront à nous fournir en viande locale. J’adore aussi à cette période faire une place aux fruits de mer, comme le crabe des neiges et le homard.
Trouvez-vous qu’il y a de plus en plus de tables champêtres gastronomiques en région, comme Bika, par exemple?
Absolument! Il y a beaucoup de monde qui fait de bons trucs en région. Avant, si on voulait bien manger, il fallait aller à Montréal. Maintenant, il y a de bonnes tables partout dans la province. D’ailleurs, notre clientèle n’est pas composée que de locaux. Il y a des gens qui viennent de loin pour goûter notre cuisine de la terre à l’assiette. On fait tout maison et ça se goûte: le yogourt, les fromages, les pains pita au four à bois. J’utilise aussi les œufs de mes poules et bien sûr les herbes du jardin.
Votre cuisine a toujours été, et l’est encore, inspirée par vos racines turques. Cependant, vous cuisinez avec des produits du Québec. Dans vos jardins, on retrouve, entre autres aliments, beaucoup d’herbes (romarin, thym, estragon, etc), de l’ail, des tomates, des piments et des poivrons, des épinards, de la bette à carde, des radis, de la rhubarbe… Comment s’y prend-on pour locavoriser une cuisine d’ailleurs?
Tout commence par la nécessité de bien connaître ses produits. Si on sait exactement comment cuisiner tel ou tel aliment, on saura aussi comment y trouver son alternatif local. Ce n’est pas une question de reproduire une recette telle quelle, mais plutôt d’y retrouver les mêmes arômes, le même style ou son essence. Il faut être curieux et ouvert!
Évidemment, les aubergines d’ici et celles de Turquie n’auront pas le même goût, même si c’est le même légume. Malgré tout, jamais je n’en importerai pour créer mes recettes. Je privilégie toujours la culture locale.
Diriez-vous que les cuisines turques et québécoises ont des choses en commun?
Je ne dirais pas que les cuisines se ressemblent, non. Ici, on est un pays nordique et il a longtemps été difficile de cultiver certains produits. C’est pourquoi le Québec a une cuisine basée sur les légumes-racines et la viande. En Turquie, on a une cuisine régionale, c’est-à-dire qu’on n’a pas les mêmes plats typiques de région en région. En général, on est fort sur les légumes, les légumineuses, l’huile d’olive.
Et la façon de prendre ses repas n’est pas la même. Je donne en exemple les mezze. Quand j’ai commencé à servir ces petits plats à partager au Su, il a fallu que je convainque les gens que c’était comme ça qu’on faisait! (Rires) Ça nous a pris deux ans avant que les Québécois adoptent nos mezze! Maintenant, c’est autre chose : les petits plats à partager sont super populaires!
Et qu’en est-il de l’art de recevoir turc et québécois?
Ça c’est autre chose! Les Québécois sont chaleureux. Je dirais que, dès mon arrivée, ça m’a beaucoup aidée à m’accrocher à ma terre d’accueil. Cet amour pour les bons repas, cette envie de rester à la table longtemps pour parler, bien manger, échanger... La table nous connecte et les deux cuisines partagent ça.
Quels projets attendent Bika cette année?
On a plein d’idées, mais chaque année, on rajoute un petit truc à la fois. En 2023, on va se concentrer sur la transformation de nos produits. On veut créer une gamme de produits Bika. Le but, ce n’est pas de faire une grosse production et d’être dans les épiceries, mais plutôt d’avoir en réserve des produits que les gens nous demandent quand on leur sert ici au resto. Par exemple, des mélanges à épices, des sauces, des conserves.
Bien qu’on ait une petite fermette, la terre est abondante. Je récolte environ une tonne de tomates par années, mais je n’utilise que 100 ou 200 kilos pour le resto!
J’aimerais aussi aménager un sentier parmi nos fleurs sauvages, afin que les gens puissent venir se promener en nature avant de manger.
La Turquie a beaucoup fait les manchettes cette année, et pour des raisons plutôt tristes. Le 6 février dernier, un terrible tremblement de terre a provoqué des dégâts matériels sans pareil et a coûté la vie à des milliers de personnes. Comment vous sentiez-vous ici, par rapport à ce qui arrivait dans votre pays natal?
L’important, c’était de savoir que ma famille allait bien. Elle était loin d’où cela s’est produit. Malgré tout, c’était très triste à voir. J’aurais tant voulu être sur place et cuisiner pour les familles touchées par cette tragédie. J’ai organisé quelques évènements caritatifs, et j’espère en faire d’autres au courant de l’été.
Retournez-vous souvent en Turquie?
On y retourne chaque année, mon mari et moi. Ma mère est là ainsi que d’autres membres de nos familles. Nous y étions en novembre dernier, c’était la saison des olives, des agrumes et de la grenade.
Votre famille a-t-elle déjà mangé à votre restaurant?
Ma mère est venue une fois, les parents de mon mari plusieurs fois. C’est drôle, ils ne se rendent pas compte de ce que je fais réellement ici. Chaque fois, leur réaction est surprenante. Ils ne connaissent pas mon identité de cheffe. Ils sont fiers, c’est sûr, mais ils ne comprennent pas à 100%. Ça me touche énormément lorsque je peux les recevoir ici.
Racines
En 2022, Fisun Ercan publiait Racines, un livre à mi-chemin entre livre de recettes et autobiographie. En effet, à travers les pages et les photos de Sylvie Li, la chef propose des recettes toutes simples où les produits saisonniers sont à l’honneur. Il ne faut qu’une poignée d’ingrédients pour réaliser les recettes proposées, inspirées de sa cuisine métissée. Chaque saison est accompagnée d’une portion plus personnalisée, qui offre un bref coup d’œil sur sa vie. Fisun Ercan s’ouvre sur son enfance en Turquie, son arrivée au Canada, sa vie sur sa ferme, entre autres sujets.