La version allemande d’Emily Campeau - Caribou

La version allemande d’Emily Campeau

Publié le

04 avril 2025

Texte de

Sophie Mediavilla-Rivard

En 2021, Emily Campeau et son mari Christoph Müller, originaire d’Allemagne, s’installent sur un petit lopin de terre en Franconie pour y lancer leur projet de vignoble, Wein Goutte. Quatre saisons (peu reposantes) plus tard, la Québécoise s’y sent chez elle, entre ses légumes d’hiver, ses vinyles de Daniel Bélanger et une belle collection de tonneaux. Troisième texte d’une série de portraits sur des Québécoises et Québécois qui rayonnent sur la scène culinaire internationale.
Emily Campeau
Photo de Sam A Harris
En 2021, Emily Campeau et son mari Christoph Müller, originaire d’Allemagne, s’installent sur un petit lopin de terre en Franconie pour y lancer leur projet de vignoble, Wein Goutte. Quatre saisons (peu reposantes) plus tard, la Québécoise s’y sent chez elle, entre ses légumes d’hiver, ses vinyles de Daniel Bélanger et une belle collection de tonneaux. Troisième texte d’une série de portraits sur des Québécoises et Québécois qui rayonnent sur la scène culinaire internationale.
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Plus grand que la panse

«J’ai toujours envie d’aller rencontrer les versions de moi qui habitent ailleurs.» Voilà le genre de phrases remplies de sagesses qu’Emily parsème ici et là dans notre discussion. Je les note avec avidité; pour mon article, oui, mais aussi parce que cette nomade qui a vagabondé entre l’Europe et l’Amérique inspire l’étudiante en quête identitaire que je suis. Aujourd’hui, elle a jeté l’ancre à Hüttenheim, en Allemagne, où je suis allée la rencontrer à deux heures de vol de Barcelone où j’étudie actuellement…

C’est notamment le prix des terres, beaucoup plus abordables qu’au Québec, et le potentiel d’un secteur vinicole bio encore à explorer, qui ont poussé Emily et Christoph à s’installer à quelque 150 kilomètres à l’est de Francfort-sur-le-Main. L’idée de partir leur propre vignoble leur est venue après leur rencontre, en 2018, durant les vendanges en Autriche. Old fashioned, ils ont publié une annonce dans un journal allemand à laquelle un couple s’enlignant vers la retraite a fait suite, leur proposant de cultiver ensemble leurs quatre hectares de vignes et de tranquillement reprendre leur entreprise. «Une opportunité comme ça, ça passe une fois dans une vie, souligne Emily. Un couple qui n’a pas d’enfant, qui est établi, qui a des vignes en bio, qui a une place pour faire des légumes, qui a une maison pour habiter…» Une poignée de main plus tard, l’aventure Wein Goutte débutait.

Photo de Fannie-Laurence Dubé-Dupuis Emily Campeau

Prendre racine

À l’aise dans l’instabilité et «infiniment curieuse», Emily a bougé de ville en ville toute sa vie, créant sa propre route des vins.

«J’ai toujours aimé déménager. J'ai vraiment plus de possessions maintenant, mais jusqu'à la fin de ma vingtaine, elles rentraient pas mal dans un char.»
Emily Campeau

Diplômée de École Hôtelière de Montréal Calixa-Lavallée, la Québécoise a été cheffe à Montréal, Vancouver, Paris et New York avant de transitionner vers la sommellerie. En 2016, elle devient responsable des boissons alcoolisées pour le restaurant Candide à Montréal, mandat qu’elle conservera jusqu’en juin 2023 – et dont une bonne partie se fera à distance à partir de l’Europe. En plus d’avoir de bonnes papilles, la vigneronne a également une belle plume qu’elle met au service de magazines spécialisés en vin de temps à autre.

Christoph est lui aussi issu du monde des restos gastronomiques, ayant notamment travaillé en Suisse et en Allemagne. Après avoir passé six mois en mer à cuisiner sur un voilier de luxe, il décide de se consacrer à sa passion pour le vin et s’inscrit à une école de viticulture et d’œnologie à 30 ans. Hüttenheim est le premier endroit où le duo s’établit avec l’intention d’y rester, du moins pour une longue période.

Emily mentionne l’ironie de son parcours: «Je viens d’un petit village en Mauricie, toute ma vie je voulais m’en aller de ce petit village et vivre dans la grande ville, et aujourd’hui je suis dans un petit village en Allemagne.» Mais vient un moment où les priorités changent, où l’énergie de la vingtaine s’effrite et où les grandes villes perdent leur attrait initial, raconte-t-elle. «C’est le fun d’avoir une vie qui est un peu plus axée sur la lenteur et le rythme des saisons.» Si elle est aujourd’hui confortable dans son nouvel environnement, la femme de 37 ans ne s’en cache pas: les premiers milles ont été rushants. Ni elle ni son partenaire n’avaient de contacts dans le coin, elle ne maîtrisait pas la langue et l’attitude un peu froide des habitants rendait la socialisation plus ardue.

«Éventuellement, on a commencé à rencontrer des gens de la région qui ont une philosophie similaire à la nôtre, relate Emily. [Aujourd’hui], je me considère chanceuse d’avoir une grosse poignée d’amis qui sont vraiment smattes, qu’on peut tout le temps appeler, qui sont toujours willing de faire des trucs avec nous.»

Wein Goutte, en quelques mots

«On a quatre hectares de vignes en bio certifié et on essaie de faire une viticulture qui est le plus saine et respectueuse possible. C'est vraiment important pour nous d’être en symbiose avec l’environnement qui nous entoure et d’utiliser ce que la nature nous donne chaque année: on fait pousser des légumes, on fait du cidre parce qu'on a des pommiers… Comme on est deux chefs à la retraite, nos vins trouvent leur plein potentiel à table, dans des moments de partage. Mais on ne tombe pas trop dans le romantisme non plus: le vin c'est un business et on travaille fort. Pour résumer, on fait de notre mieux!» Parmi les nombreux cépages utilisés dans leur production se retrouvent entre autres le sylvaner, le pinot gris et le schwarzriesling.

Québécoise outre-mer

À 10 minutes en voiture du vignoble, la maison que le couple a rénovée est à leur image: chaleureuse, colorée, gourmande. Une miche fraîche patiente sur le comptoir, des affiches d’artistes québécois ornent les murs, le tourne-disque fait son travail dans le coin du salon, la bibliothèque déborde et les grandes fenêtres laissent entrer les timides rayons de soleil qui se reflètent sur les murs aux tons éclatants. «C’est sûr que mon identité québécoise est partout dans la maison, admet Emily. En fait, elle est toujours là avec moi.» Son bagage lui a permis de créer non seulement une entreprise à son image, mais aussi une communauté.

L’expatriée adore recevoir – j’en ai été une témoin privilégiée. Alors qu’elle prépare le dîner de bon cœur avec des légumes qu’on vient d’aller cueillir dans l’une des serres, elle décrit: «Si on a besoin de quelque chose, il y a tout le temps quelqu’un au bout du téléphone et vice versa.»

Photo de Daniel Peter

Demeure tout de même que les défis sont nombreux, notamment au niveau de la mise en marché et de la réception des vins, qui est freinée par la mentalité traditionnelle caractéristique de la région. «Il y a beaucoup de gens ici qui boivent uniquement du sylvaner de Franconie. Les professionnels du vin en Allemagne sont souvent très conventionnels, donc nos vins ne fittent pas dans leurs listes. Ils sont moins sur le gun qu’au Québec, où quand il y a un nouveau producteur, tout le monde le sait», illustre Emily. Sa province d’origine, d’ailleurs, demeure l’un des meilleurs marchés de Wein Goutte et leurs vins sont vendus dans plusieurs restaurants québécois, dont le Café Lézard et Le Réservoir.

Bref, il y a encore du boulot à faire en Allemagne pour en arriver à un milieu vinicole aussi excitant qu’au Québec, mais ça a aussi du bon: «Quand on a commencé à faire du vermouth, le marché était ouvert parce qu’il n’y a pas grand monde qui en font, ça nous permet de nous démarquer.»

Au gré du vin

Déjà, Wein Goutte produit environ 22 000 bouteilles par année et exporte dans une quinzaine de pays… Lorsque j’y étais en février, les entrepreneurs s’apprêtaient à envoyer leurs premières palettes au Japon.

«C'est quand même trippant de savoir que quand je m'en vais en Suède, il y a quelqu'un pour m'accueillir et qu’il y a plusieurs restaurants qui ont nos vins.»
Emily Campeau

Le vignoble est jeune et le couple a encore plus d’un tour dans son sac. Difficile de prévoir l’avenir, cependant. «Être agriculteur, c’est être enraciné dans la réalité. Tu penses que quelque chose va se passer et finalement ça ne se passe pas, où à l’inverse, quelque chose que tu n’aurais jamais imaginé arrive.»

Dans le court terme, ils vont reprendre le bed & breakfast de leurs partenaires d’affaires, qui a besoin de deux-trois coups de pinceau. La pittoresque bâtisse se trouve juste de l’autre côté de la cour. «On aimerait qu’après les rénovations, ce soit un endroit qui construit une communauté. Mon chum pourrait donner des ateliers de boulangerie, notre associée des ateliers de poteries, je pourrais donner des cours de dégustations de vin… Éventuellement, j’aimerais vraiment accueillir des résidences d’artistes dans les mois plus relaxes au vignoble», partage la vigneronne.

Entre tous ces projets, Emily et Christoph se sauvent un peu de temps pour leurs 1001 passe-temps, que ce soit la lecture, le cinéma, le jardinage ou aller voir un concert à Berlin. Et sur le long terme? «Ça ne m’étonnerait pas pantoute qu’éventuellement, quand on arrive à la retraite, on s’en aille faire quelque chose d’autre quelque part d’autre. Ce n’est pas qu’on n’aime pas cet endroit, c’est juste qu’il y a plein d’autres places!» Comme quoi, l’esprit de nomade n’est pas parti bien loin.

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