Salut l'ami! - Caribou

Publié le

20 juillet 2023

Texte de

Sébastien Daoust

Le vigneron Sébastien Daoust raconte les déboires bureaucratiques qu'a connu son maître de chai depuis son arrivée au Québec.
Le vigneron Sébastien Daoust raconte les déboires bureaucratiques qu'a connu son maître de chai depuis son arrivée au Québec.
publicité
Plus grand que la panse

Juillet 2023. En mai 2021 débarquait en sol québécois Thomas, notre maître de chai. Ça faisait plus d’un an que nous étions en démarche, à remplir papiers par-dessus papiers, formulaires par-dessus formulaires. J’avais déjà la chance de travailler avec Geneviève, qui s’occupait du champ et des cuves, mais on allait prendre le coup de main supplémentaire. De son village tout prêt de Montpellier, il allait maintenant connaître Hemmingford, connu pour le Parc Safari, le chemin Roxham, et Burger Bob. 

Thomas n’est pas arrivé ici seul. Il était accompagné de sa conjointe, Brigitte, et de ses filles, Justine et Sophie. Lorsque nous nous étions parlé la première fois, dans la panoplie de Zoom que nous avions eu depuis février 2020, les délais entre le fait de débarquer en sol québécois et devenir un résident permanent était entre 3 et 4 ans. Vous faites votre premier visa de travail – une formalité, puisque la formation de Thomas ne se donne pas au Canada. Puis, lors du renouvellement du visa, on demande son certificat de sélection, puis sa résidence. Tout ça, 3 ou 4 ans. 

Il y avait la pandémie, alors il a fallu faire la quarantaine, le déconfinement, le reconfinement. Thomas et sa famille n’ont pas perdu espoir. Ils ont acheté un condo, ont développé des liens avec les gens ici. Amateurs de ski, la famille a survécu amplement à son premier hiver. On dit que pour qu’un Français deviennent Québécois, il doit vivre son premier hiver et désirer rester après. Mission accomplie!

Mais tranquillement, les délais se sont allongés. C’était plutôt quatre ans maintenant. Puis, c’était au-delà du deuxième visa de deux ans. On est rendu à cinq ans, avec un statut implicite entre la fin du deuxième visa, et la résidence permanente, un genre de trou juridique où vous êtes réputés comme étant résident, mais vous devez faire toutes les démarches comme si c’était un visa. Se retrouver dans un vide juridique, ce n’est pas rassurant. Quand on a 20 ans, et qu’on est seul, c’est une chose. Quand on est dans le milieu de la quarantaine, et qu’on a la famille à se soucier aussi, ça devient un stress. 

Surtout que Thomas, à chaque semaine, devait régulariser certaines situations. Assurance maladie, renouvellement des passeports, réémissions des visas. Appel à la RAMQ, à la SAAQ, un des dizaines de «guichets uniques» de Services Canada. Les délais sont «anormalement élevés» parce que, vous savez, il n’y a pas de main-d’œuvre. Thomas aura traversé à quatre reprises les douanes à Lacolle pour faire arrimer le visa de sa fille avec l’émission du nouveau passeport français. Il s’y est présenté à la suite d’une discussion téléphonique avec Service Canada. «Oui, vous allez à Lacolle, vous traversez aux États-Unis, vous revenez, vous demandé pour un changement de visa, ils vont vous le faire.» Et personne ne savait comment. À chaque fois. Ironiquement, quelques semaines plus tard, lors d’un voyage de ski, il tente sa chance à Stanstead. «Bien sur monsieur, nous faisons ça, comme tous les postes frontaliers d’ailleurs.» 

Thomas a perdu confiance dans le système. Il a perdu confiance que la main tendue par nos gouvernements provinciaux et fédéraux n’était, en fait, que de l’apparat, un écran de fumée bureaucratique – bureaucratie qui continue de blâmer son inefficience par le manque de main-d’œuvre. La bureaucratie doit croître pour remplir les besoins constants requis par l’accroissement de la bureaucratie. 
Sébastien Daoust

Ironiquement, pas moins de 15 jours après l’arrivée de Thomas, j’ai eu un audit d’employeur par Service Canada à son sujet (et au sujet de mes collègues du Mexique à mon emploi). Là, je vous assure, il ne manque pas de main-d’œuvre. C’est le même Service Canada, mais il y a du monde! Il faut fournir les talons de paie, les preuves de vacances payées, les preuves de quarantaine, photos du local, contrat contre le harcèlement en milieu de travail, politique de ceci, photo du chèque signé pour la paie de vacances de Noël 2022… Ce charabia dure depuis juin 2021. À chaque trois mois, on me dit que le dossier semble complet. Puis, quelques semaines plus tard: «Monsieur, suite à l’analyse de votre dossier, vous avez dix jours pour fournir…» Il y a une représentante de l’employeur (avec qui je discute, qui m’aide beaucoup d’ailleurs) puis un mystérieux groupe d’analystes de dossier, à qui je ne peux parler, et qui demandent toujours plus d’information.

Mais n’ayez crainte, à ce jour, ils m’ont pris en défaut! Effectivement, j’ai payé un bonus à Thomas à la fin 2021. Et ce n’était pas prévu à son contrat. Tape sur les doigts. Il y a de véreux employeurs, comme moi, qui paient parfois des bonus à ses employés.

C’est fou de voir comment on élabore tout un système pour créer des problèmes. On a une personne qui s’intègre très bien ici (bon, Thomas a encore de la difficulté avec les mesures impériales, et préfère le beurre non salé), avec une compétence en demande. Mais on l’étouffe dans une bureaucratie en manque de ressource, qui vit un peu par elle-même, sans être redevable à qui que ce soit. L’employé en demande est un indésirable pour nos gouvernements. Et l’employeur est un criminel-en-devenir.

Thomas est reparti en France le 12 juillet 2023, à bout de confiance envers ce qu’il voyait comme son pays d’accueil. Vif succès pour le Québec et le Canada, nous l’avons échappé belle! Thomas et sa famille ne resteront pas au Canada.

Par contre, l’inspection de son dossier chez Service Canada auprès de notre vignoble est toujours en cours, après deux ans. J’espère que la conclusion ne sera pas que je dois le renvoyer chez lui…

Quand on a une petite entreprise comme la mienne, l’amitié s’installe facilement, malgré le rapport employé-employeur. Thomas m’aura appris beaucoup de choses, et je peux dire qu’il était un genre de frère, à la fin. Tous les deux, on est père, on a le même âge, on partage une complicité. Le voir partir comme ça me crée de la peine, et du regret. Je l’admire pour avoir pris le risque de venir au Canada, avec sa famille. Et j’ai honte de ne pas avoir été capable de changer les choses pour qu’il se sente accueilli, ici.

Salut Thomas, si on passe dans le Languedoc, on ira prendre un café. Même s’il n’y a pas de Tim Horton.

publicité

Journal d'un vigneron

Tous les articles

Plus de contenu pour vous nourrir