Serons-nous tous véganes dans 50 ans? - Caribou

Serons-nous tous véganes dans 50 ans?

Publié le

08 janvier 2025

Texte de

Élise Desaulniers

Illustration de

Julien Castanié

Aujourd’hui, le véganisme est une tendance et une façon de s’alimenter qui fait de plus en plus d’adeptes. Dans 50 ans, serons-nous tous véganes? L’autrice végane Élise Desaulniers a plusieurs raisons de croire que oui et nous démontre pourquoi dans cet essai paru dans le numéro Futur, en 2018.
véganisme
Illustration de Julien Castanié
Aujourd’hui, le véganisme est une tendance et une façon de s’alimenter qui fait de plus en plus d’adeptes. Dans 50 ans, serons-nous tous véganes? L’autrice végane Élise Desaulniers a plusieurs raisons de croire que oui et nous démontre pourquoi dans cet essai paru dans le numéro Futur, en 2018.
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Plus grand que la panse

La scène se déroule dans le septième épisode de Star Trek: The Next Generation, diffusé en 2007. Le vaisseau USS Enterprise-D est en route vers la planète Parlement pour y tenir une rencontre, avec à son bord les Anticans et les Selays, deux espèces ennemies. La lieutenante Natasha Yar, le leader des Anticans à ses côtés, aborde le commandant Riker pour savoir quoi servir aux Anticans.

Lieutenante Yar: Désolée de vous déranger. Ça ne relève pas strictement de la sécurité, mais des exigences nutritionnelles de nos délégués anticans.

Commandant Riker: Je croyais que cela avait été réglé.

Lt Yar: En effet. Leurs animaux ont été transférés à bord. Nous allions préserver la viande, mais ils les ont voulus vivants.

Cdt Riker: Alors faites-le. [S’adressant à l’Antican:] La lieutenante Yar vous prie de l’excuser. Nous n’asservissons plus d’animaux.

Antican: Nous avons vu des humains manger de la viande.

Cdt Riker: Vous avez vu de la viande, vous l’avez aussi goûtée, mais inorganique et synthétisée par nos réplicateurs.

Antican: Écoeurant. C’est barbare.

Les Anticans devront s’y faire. On est au 24e siècle, et dans l’univers de Star Trek, la viande est produite par un «réplicateur». Les membres de la communauté n’ont qu’à commander à la machine ce qu’ils souhaitent consommer, et le plat apparaît. Tandis que les omnivores consomment de la viande de synthèse, les Vulcains comme Spock sont véganes pour des considérations morales.

Star Trek n’est pas une exception: nombreux sont les mondes imaginaires où les animaux ne sont pas exploités. Dans sa fameuse Utopie publiée en 1516, le philosophe Thomas More suggère déjà que l’abattage détruit notre sens de la compassion. Deux siècles plus tard, en 1730, l’auteur Pierre-François Guyot Desfontaines décrit dans Le nouveau Gulliver une île, Létalispon, où règnent la tempérance, le souci de la santé et une forte sensibilité morale. Les habitants de Létalispon sont végétariens parce que la viande est mauvaise pour la santé et parce que les animaux sont innocents et doués de sensibilité.

C’est un monde aux valeurs semblables que conçoit la féministe Charlotte Perkins Gilman dans son roman Herland, paru en 1915. La région isolée que l’auteure imagine, peuplée seulement de femmes, est écologique avant l’heure, paisible et magnifique. Dans les plaines d’Herland, il n’y a pas de chevaux parce qu’ils consomment trop de ressources, et les vaches ne sont pas exploitées puisque les femmes peuvent produire elles-mêmes leur lait.

On le voit, la perspective de réinventer notre rapport aux animaux, en le fondant sur la reconnaissance de leur sensibilité, stimule l’imagination. C’est comme s’il y avait quelque chose de fondamentalement dérangeant dans la mise à mort des bêtes pour leur chair. On cherche une solution, une autre voie. Ce n’est pas dans l’intérêt des animaux d’être tués; leur abattage crée un malaise qu’on tente aujourd’hui de dissiper. Tous les moyens sont bons: se faire pardonner en rendant hommage à la bête sacrifiée, sortir les abattoirs des villes, user de contorsions intellectuelles pour justifier la consommation de chair animale, regarder ceux qui se nourrissent de végétaux avec une curiosité dubitative…

Bien sûr, compte tenu de l’importance accordée à l’élevage et à la consommation de viande un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Occident, il n’est pas surprenant que le végétarisme soit perçu comme contraire aux valeurs et aux traditions. N’empêche qu’il devient de plus en plus difficile de nier les conséquences désastreuses de la consommation de viande sur l’environnement et l’hécatombe qu’entraîne l’exploitation des animaux pour leur chair.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes: 80% des terres agricoles sont aujourd’hui consacrées à l’élevage, ce qui contribue à la perte de la biodiversité, à la dégradation des sols et à la pollution de l’air et de l’eau. L’élevage produit également 14,5% des émissions de gaz à effet de serre. Si elle était adoptée à l’échelle de la planète, l’alimentation végétalienne pourrait réduire les émissions de GES de 70% à 80%, par rapport au régime actuel moyen.¹

Chaque année, ce sont soixante milliards d’animaux terrestres et mille milliards de poissons qui sont tués pour nous nourrir. Nombre d’entre eux grandissent entassés les uns sur les autres dans des élevages industriels.

Pendant ce temps, les études sur leur sensibilité et leur soif de vivre s’accumulent. Il faut aussi savoir qu’élever ces animaux de façon extensive, en pâturage, n’est pas une solution viable. Cela prendrait trop de place: si les cent millions de bovins américains étaient élevés en liberté, ils occuperaient la moitié du territoire.²

Est-il possible de mettre fin à ce carnage et d’envisager un monde sans exploitation animale?

Quand l’alimentation végane rime avec le progrès moral

À quoi ressemblerait un monde où l’on ne mangerait plus d’animaux? C’est la question que deux chercheurs en administration et en marketing de l’Université de Melbourne ont posée à 506 étudiants en 2015.³ On leur a ensuite demandé comment ces sociétés seraient différentes de celles d’aujourd’hui afin de déterminer les éventuels freins au changement social.

Les résultats montrent que le premier sujet d’inquiétude est la santé d’une population végétarienne ou végétalienne. Les répondants estiment que la consommation de viande est nécessaire et que la population d’un monde strictement végétarien serait forcément en moins bonne santé. Il existe pourtant un consensus scientifique, peut-être mal connu, selon lequel les végétariens et les végétaliens sont globalement en meilleure santé et vivent plus longtemps que les omnivores.

Un autre mythe repris par certains répondants est l’idée qu’un monde sans abattoirs entraînerait une surpopulation des animaux de ferme, laquelle serait dommageable pour la planète. Dans les faits, les animaux d’élevage sont généralement incapables de se reproduire naturellement. En outre, un monde végane n’émergerait que graduellement, si bien que les chances que les parcs des villes soient soudainement envahis de vaches et de poules sont, à toutes fins pratiques, inexistantes!

Les conséquences d’un régime alimentaire strictement végétal sur l’économie inquiètent aussi le quart des répondants. Ils prévoient une augmentation du taux de chômage chez les éleveurs et un ralentissement économique à l’échelle du pays, compte tenu du poids des exportations liées à ce secteur dans cette partie du monde. Quelques participants ont tout de même émis l’hypothèse que la société saurait s’adapter et prévenir ce déclin économique. Les éleveurs pourraient par exemple se reconvertir dans la culture de végétaux ou dans un autre domaine. Au Québec, on peut faire le parallèle avec l’industrie du tabac, qui était florissante dans des régions comme Lanaudière jusque dans les années 1990. Les producteurs se sont reconvertis aux cultures maraîchères. Les habitudes des consommateurs ont changé, les producteurs se sont adaptés. Dans son livre Meatonomics, l’auteur américain David Robinson Simon montre d’ailleurs que l’industrie américaine de la viande ne survit que grâce à des subventions et fait aussi le parallèle avec le tabac. Lorsque le gouvernement américain a cessé de subventionner l’industrie du tabac, les prix ont augmenté, et la consommation a chuté.

Ceci étant dit, selon plusieurs répondants, transformer notre rapport aux protéines animales amènerait, comme dans Le nouveau Gulliver et Herland, des changements dans les valeurs dominantes de la société. Dans un monde végane, il y aurait davantage de respect pour l’environnement et les animaux. Et pour un petit nombre de participants à l’étude, le meilleur traitement des animaux est même associé à l’émergence d’une société plus pacifiste et d’un plus grand respect des humains. Plusieurs répondants imaginent d’ailleurs un monde végane comme un monde plus civilisé et plus moral.

Le «replicator» à notre porte

En 2008, l’organisme People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) a fait les manchettes en offrant un million de dollars au premier scientifique qui fabriquerait de la viande in vitro prête à la commercialisation. «Un million de dollars, c’est beaucoup d’argent, disait le communiqué de l’association américaine de défense des animaux, mais bien peu pour quelque chose qui a le potentiel de sauver un million de vies à l’heure. » Dix ans plus tard, l’autre objectif de PETA, qui était de voir au moins 10 États commercialiser la viande de laboratoire, n’est toujours pas atteint, mais ce projet qui paraissait utopique il y a quelques années reçoit aujourd’hui des capitaux des milliardaires de la Silicon Valley. Même l’industrie de la viande investit dans ce futur sans consommation d’animaux: le géant américain Cargill, spécialisé dans la fourniture d’ingrédients alimentaires divers, fait partie des actionnaires de la start-up Memphis Meats [toujours en activité et renommée Upside Foods, en 2021].

On parle dorénavant de viande propre (ou clean meat), par analogie avec les énergies propres, pour désigner la viande produite dans des bioréacteurs à partir d’une cellule animale de la taille d’un grain de sésame. Des dizaines d’entreprises travaillent aujourd’hui à élaborer différents produits: de la volaille, des poissons, des fruits de mer, du bœuf, du porc, des produits laitiers, du blanc d’œuf, de la gélatine. Et les consommateurs semblent ouverts à ces nouveaux produits. En effet, un sondage de Faunalytics réalisé au début de 2018 montrait que 65% des Américains seraient prêts à les goûter. Étonnamment, près de la moitié des répondants préfèrent la viande propre aux substituts de soya actuellement sur le marché.

La consommation de viande étant tellement ancrée dans les habitudes, il est fort probable qu’on en mange encore dans 50 ans. Mais on peut croire qu’elle sera essentiellement produite dans des bioréacteurs. Selon les données de 2018, cela nécessiterait de 7% à 45% moins d’énergie et réduirait les émissions de gaz à effet de serre de 78% à 96%. De son côté, la consommation d’eau baisserait de 82% à 96%.⁴

La viande propre ne dépendrait plus d’antibiotiques et ne risquerait plus de nous contaminer avec des bactéries comme E. coli. Elle pourrait aussi tout à fait être constituée de manière à ne pas contenir de gras saturés dommageables pour notre santé.

Il est probable qu’on suive l’exemple de Spock et que les véganes constituent une majorité de la population dans 50 ans. Et pour les autres, la viande propre aura peut-être remplacé celle issue des élevages. Ne plus dépendre de la mise à mort des animaux pour nous nourrir va complètement transformer les rapports de domination de l’être humain sur la nature.

En ne voyant plus les vaches et les poules comme des ressources, l’empathie et le respect qu’on éprouve aujourd’hui pour les animaux sauvages et domestiques pourraient s’étendre à ceux qui étaient jusque-là exploités pour être mangés. Et peut-être deviendrons-nous un peu Vulcains et pourrons-nous affirmer avec Spock qu’il faut rejeter la violence et que tuer sans raison n’a pas de sens.

Ce texte est tiré du magazine numéro 8, Futur.

Je veux le magazine!
  1. L. Aleksandrowicz, R. Green, E. J. M. Joy, P. Smith et A. Haines, «The Impacts of Dietary Change on Greenhouse Gas Emissions, Land Use, Water Use, and Health: A Systematic Review», PLoS One. 2016; 11(11).
  2. James McWilliams, «The Myth of Sustainable Meat», The New York Times, 12 avril 2012.
  3. M. Judge, M., et M. S. Wilson, «Vegetarian Utopias: Visions of Dietary Patterns in Future Societies and Support for Social Change», Futures, volume 71, août 2015, p. 57-69
  4. Tuomisto, H. et M.J. de Mattos. «Environmental Impacts of Cultured Meat Production», Environmental Science & Technology, 45(14):6117-23, juin 2011.
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