Fromage au Village: du Témiscamingue à Terra Madre
Publié le
05 octobre 2016
Vingt ans. Ce 27 septembre 2016 marquait une étape importante dans la vie de la fromagerie de Lorrainville. Cet anniversaire, Hélène Lessard et Christian Barrette l’ont souligné à Turin, lors de Terra Madre. La biennale de Slow Food qui réunit des paysans de partout au monde autour de leurs produits, de leur expertise et de leur volonté de durer leur a offert d’émouvants moments. Je les ai rencontrés dans la capitale du Piémont. Inspirés par leur expérience italienne, ils m'ont raconté Fromage au Village.
Chronique d’Hélène Raymond
Début des années 1990, la scène fromagère québécoise fourmille. Dans leur région, La Vache à Maillotte ouvre ses portes à La Sarre; la pionnière Gilberte Dion commence à convaincre les Témiscamiens, un à un, que les fromages de chèvre peuvent leur plaire. Hélène et Christian viennent de reprendre la ferme de la famille Barrette: une cinquantaine de vaches, le train quotidien, la vie typique des producteurs laitiers.
Petit à petit, les questions surgissent. «On avait l’impression de faire du bon lait mais on ne savait pas ce qu’il devenait. Une fois mélangé à celui de tous les autres, on en perdait la trace», me dit Hélène Lessard. Ils se disent donc que la fabrication fromagère leur permettra de vivre chacune des étapes de la transformation, de comprendre le lait et ses variations saisonnières. Fromage au Village vient de naître.
Mais cinquante vaches égalent de gros volumes pour une modeste installation et une région relativement peu peuplée. Le marché local, enthousiaste, ne peut absorber tout le fromage en grains qu’ils produisent. Et la demande fluctue grandement, selon le moment. En début de semaine, l’artisane reste avec beaucoup de lait à acheminer à l’extérieur ou, pire encore, de grandes quantités d’invendus. Si on mange pas mal de fromage en grains la fin de semaine, on est plus raisonnable à partir du lundi!
Au même moment, Jacques Ducharme, celui qui lui enseigné les rudiments de la transformation du lait en fromage, revient en scène. Denis, un membre de la famille Lafrenière, la dernière du Témiscamingue à avoir transformer du lait cru en fromage sans le pasteuriser, l’accompagne. Il reprend du service, un quart de siècle après la fermeture de la fromagerie familiale de Nédelec, et avec Jacques, ils lui transmettent les secrets de la fabrication du fromage au lait cru.
Le cheddar de Fromage au Village met du temps avant d’avoir son propre nom. Elle le vend comme tout autre cheddar qui vieillirait soixante jours. Il s’appellera Cru du Clocher plus tard.
«Tu réalises rapidement que tu ne connais rien»
Hélène Lessard admet son ignorance d’alors. Elle vit durement les impacts de sa vie en région au moment de l’apprentissage. Le savoir, comme les compétences, ne se trouvent pas tout près. L’internet en est à ses balbutiements et l’expertise locale dans la réparation des équipements agroalimentaires fait défaut. Christian, rompu aux travaux de la ferme, se fera soudeur et le reste des réponses viendra, à force d’essais et d’erreurs.
Puis, en 1999, l’étable brûle. Des fermiers voisins reprennent les vaches encore debout et comme dans tous ces drames, il faut de toute urgence envisager l’avenir. Hélène et Christian sont forcés de regarder leur vie en face: «On s’est demandé ce qui nous animait, ce qui nous intéressait à long terme, raconte Hélène. Et nous avons choisi de laisser tomber l’élevage pour nous concentrer sur le fromage. On avait 35 ans et il fallait revenir aux questions essentielles, existentielles. Nous n’avons jamais regretté notre choix.» Elle est toujours fromagère et gestionnaire alors que Christian partage son temps entre les conseils agronomiques aux agriculteurs et l’entreprise. Leur fille, Anne Barrette, prend progressivement la relève, ils emploient dix personnes (de jeunes retraités qui viennent quelques heures chaque semaine et plusieurs employés réguliers). Tous types confondus, ils mettent en marché 65 tonnes de fromage annuellement, grâce au lait de quatre fermes locales. Le Cru du Clocher représente le tiers des ventes. Et c’est ce fromage au lait cru qui les relie à Slow Food.
«Le Témiscamingue tatoué sur le cœur»
Si Hélène, née à Granby, dit que le cœur de Christian bat au rythme de sa région d’origine, je peux affirmer que cette même fierté témiscamienne se transmettait à l’auditoire au moment où elle a pris la parole lors d’un forum sur les fromages au lait cru, organisé à Terra Madre. À l’avant avec elle: des Sud-Américains d’Argentine et du Brésil, un boutiquier d’Afrique du Sud, un Anglais qui bataille pour que son fromage au lait cru – produit dans les règles de l’art – obtienne l’appellation réservée aux Stilton, et des Italiens jumelés à des éleveurs caprins du Cap Vert.
Pourquoi la fromagère de Lorrainville s’est-elle retrouvée là-bas? Parce que, grâce à ses complices régionaux et au support de Slow Food Montréal, le Cru du Clocher a franchi une à une les longues étapes pour arriver à l’Arche du Goût, la reconnaissance accordée par Slow Food aux produits issus d’une tradition menacée de disparaître. Ce cheddar au lait cru rappelle qu’il y a cent ans, chaque village avait sa fromagerie et que jusqu’au Témiscamingue, des artisans ont contribué à l’effort de guerre en nourrissant les soldats partis au front, au milieu du XXe siècle.
Les Lessard-Barrette ont quitté Terra Madre le coeur gonflé de fierté, déterminés à se rapprocher davantage de leurs clients. Slow Food bannit le mot consommateur de son vocabulaire pour adopter celui de coproducteur. «Ça nous pousse à réfléchir, confient Hélène et Christian. Nous voulons les intéresser davantage à notre travail et l’appartenance régionale nous sert. Grâce à quelques complices, nous pouvons distribuer nos fromages dans les plus petits villages du territoire mais il faut aller plus loin. Nous tenons aussi à resserrer les liens avec nos agriculteurs-fournisseurs. Les projets d’ententes internationales qui planent sur le secteur laitier forcent le rapprochement.»
En versant du lait pour une première fois dans un bassin pour en faire du fromage il y a vingt ans, Hélène Lessard ne pouvait se douter que l’aventure la mènerait à Turin. Depuis, 1996, elle et Christian ont appris qu’on peut aussi ensemencer la fierté et l’appartenance à son coin du monde. Même en vivant au 47e parallèle, à près de mille kilomètres de la capitale québécoise.
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En attendant sa prochaine chronique, vous pouvez suivre Hélène Raymond sur son blogue, ainsi que sur Twitter.
Blogue: heleneraymond.quebec
Twitter: @heleneraymond