Il arrive qu'on demande ce qui nous manque le plus depuis que nos vies sociales se sont repliées sur elles-mêmes avec cette foutue pandémie. Quand je lis ou j’entends la question, je n’ai pas à réfléchir bien longtemps. Après avoir pensé à celles et ceux que j’aime et dont je n’ai que la voix ou une image virtuelle qui apparaît sur ma tablette pour ponctuer les jours, j’imagine très vite une tablée.
Texte d’Hélène Raymond
Photo de Maude Chauvin
Alors, j’ai ouvert le Robert historique de la langue française pour y apprendre que le mot fait explicitement référence «aux convives à une table», et ce, depuis le XIIIe siècle. Et qu’il relève, pour la France en tout cas, du langage familier. Ici, ce qu’il fait surgir dans mon esprit me ramène aux familles nombreuses, aux repas partagés, à la tablée des petits dans les grosses fêtes. Simplifions-nous la vie et imaginons nos tables qui s’agrandiront à mesure que nous pourrons y inviter des gens.
C’est la petite table pour deux, autour de laquelle on est trois. La table de quatre, dressée pour six. La table de huit, pour douze (merci les rallonges!). Ce sont les chaises dépareillées que l’on va chercher partout dans la maison et que l’on corde. C’est l’alternance des enfants et des adultes pour libérer de l’espace jusqu’au moment où, lassés d’être assis longtemps, ils partiront jouer. Ce sont les adolescents qui restent et signifient qu’ils changent de monde. Ce sont les coins réservés aux gauchers. C’est la table soigneusement dressée en début de repas, qui devient un joyeux bordel quand il s’achève.
Il est des soirs où l’on oublie de migrer au salon, à la fin du repas, tant la conversation est animée. On se recule un peu pour croiser les bras quand la nuit nous prend à frissonner. On étire le dernier verre de vin. Et puis, vient ce moment où l’un des convives regarde l’heure pour s’étonner du temps que l’on a passé à table et que l’on n’a pas vu filer. Si personne ne s’est discrètement chargé de débarrasser un peu pendant le repas, par politesse, on offre de faire la vaisselle. Par délicatesse, certains hôtes refusent: «Il est temps de rentrer et d’aller dormir. Ça ira pour nous.» Les bougies éteintes, le rangement s’étire à placoter doucement, jusqu’à l’extinction des lumières. On se promet de se souvenir d’une blague, on s’étonne de cette histoire qui n’avait jamais été racontée, on se réjouit du bonheur de l’une, on s’inquiète pour un autre qui traverse un moment difficile.
Pendant quelques heures, on a remis le monde à l’endroit et nourri l’amitié, tout autant que les corps. Et l'on se dit qu'il faut rapidement recommencer. Ailleurs, autour d’une autre table et dehors, dans le jardin, si c’est l’été.
On retiendra les plats qui «tombent à plat», en se rappelant qu’il faut toujours tester les recettes, mais on se souviendra plus longtemps encore des menus réussis et de leurs assiettes vides. Qui aime voyager sait que planifier son voyage c’est déjà partir. Cuisiner pour les autres, c’est déjà recevoir.
Au bilan, quand nous serons sortis des confinements et couvre-feux, nous pourrons nous dire que tous ces plats déposés aux portes, que toutes ces attentions gourmandes qui se sont multipliées au fil des mois, sont autant de gestes bienveillants qui tissent la continuité de nos attaches. On ajoutera, philosophe, que le fait de se serrer les coudes a eu du bon.
Dans son très joli Jardin sablier, Michèle Plomer déclare son attachement profond à la nature. Pour février, elle décrit «sa dépendance horticole». «En juxtaposant une photo de février à une photo du mois d’août, je fais acte de foi: je crois que février est le nécessaire précurseur du printemps.» Aujourd’hui, je me dis la même chose de ces longues tablées. Je fais acte de foi en me disant que ce que nous vivons est précurseur de nouvelles rencontres. Et je rêve de nous revoir les coudes collés à rire et manger, ensemble.
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