Montréal m’a eu par le ventre - Caribou

Montréal m’a eu par le ventre

Publié le

08 septembre 2017

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Plus grand que la panse
C’est la pâte de cari rouge et le lait de coco qui ont fait naître les premières étincelles. Je venais d’arriver à Montréal. BIXI n’existait pas, Facebook non plus. La Boîte noire faisait des affaires d’or en louant des VHS, et l’album Tourist, de St Germain, animait la plupart des cafés encore en train de surfer sur leur deuxième vague. Sous les néons impitoyables d’une gargote «tous pays d’Asie confondus», mon visage de gars de Québec intimidé par la métropole s’illumina. Chronique de Benoit Roberge J’étais plus excité que Pierre Bourque de retour de Chine avec un nouvel arbuste pour son Jardin botanique. Stimulées par le glutamate monosodique bon marché, mes papilles néophytes vivaient une piquante révolution. La tom yum me réchauffait l’anxiété. Mais je demeurais tiraillé. Mon coeur, comme la toile du Stade olympique, était déchiré. Cette ville deviendrait-elle MON île? Remplacerait-elle la cité qui m’avait vu grandir? Le boulevard Saint-Laurent, au coin de l’avenue des Pins, n’avait pas l’apaisante quiétude de ma Grande Allée. Les torches médiévales à la devanture des commerces en pierre des champs n’éclairaient plus mon chemin. Le cotonneux oreiller du Vieux-Québec et ses crêperies bretonnes me manquaient. J’étais perdu. Désorienté mais stimulé. Un enfant sans doudou parmi les «squeegees», à qui on offre une crème glacée molle pour le distraire. J’avais la bouche en feu, le sourire aux lèvres et l’impression que Montréal allait m’avoir par le ventre. Parce que pour le reste, c’était peine perdue. Je détestais les Canadiens, j’avais des poissons d’argent dans ma salle de bain, et les pancartes de stationnement, je n’y comprenais rien. Tout ça rimait avec désarroi loin de chez moi. J’ai dû attendre que Malajube sorte Montréal -40°C pour me sentir à la maison. Il paraît que ça prend plus ou moins cinq ans pour s’approprier une ville. Je ne faisais pas mentir les statistiques. D’Hochelaga-Maisonneuve, j’avais migré vers Rosemont–La Petite-Patrie et, lorsque les angoisses monétaires de ma vie de pigiste m’assaillaient, je quittais ma zone de confort pour une zone de réconfort. J’étais l’explorateur de Parc-Extension, et les naans trempés dans le poulet au beurre étaient ma plus fascinante découverte. Pas une inquiétude ne résistait à la délicieuse élasticité de cette feuille de pain magique. Et lorsque Mohan, le propriétaire, se déhanchait sur fond de sitar en apportant les plats, il incarnait à lui seul le meilleur de Bollywood. Le scénario parfait, un fumet d’inspiration pour l’artiste cassé que j’étais. Un vol direct pour Mumbai à quinze dollars taxes incluses. Enflammé par les épices, je rentrais chez moi décidé et, sous l’influence de la cardamome verte, j’écrivais les mots qui blessent.
«Chers parents, ne m’espérez plus au Temple du spaghetti de Sillery, j’ai découvert le tandouri et, malgré tous les “je t’en supplie”, je reste ici.»
Façon saucissier viril tranchant ses intestins de porc, je venais de couper le cordon pour de vrai. En y repensant, chacune des étapes importantes de mon cheminement montréalais fut marquée par la nourriture. Comme cette journée sans couleur où l’on marche pour oublier, faiblement propulsé par un coeur que la rupture dévaste, la vue brouillée et des graines de sésame plein le foulard. Reviennent alors en mémoire les souvenirs parfaits du bagel qu’on ne mangera plus ensemble. Et cette entente à l’amiable qui malgré tout fait mal: «Tu gardes Fairmount, je prends Saint-Viateur.» Avec les années et la pratique, j’ai atteint le statut de respectable goûteur. Et sans vouloir mordre la main qui m’a nourri, je suis parti en France pour faire tourner à la télé des ballons de vin sous mon nez. Ça vaut parfois la peine de laisser ceux qu’on aime. De prendre du recul pour constater la diversité et l’originalité culinaires propres à sa ville. Bien sûr, j’ai louangé la gastronomie française, et j’ai parfois trouvé la roquette plus verte dans le jardin des cousins, mais, lorsque je devinais le thym dans la blanquette de veau ou le clou de girofle dans le boeuf bourguignon, je réalisais avec fierté mon évolution, ma savoureuse progression d’épicurien depuis mes débuts dans la métropole. Tandis que Coeur de pirate jouait partout à la radio, j’allais à l’abordage des bistros français. Enivré par la Loire ou le Jura, j’en tartinais épais sur ma ville. «Savez-vous que le mont Royal, vu des airs, c’est un saumon en pâte? Oui, le fameux coulibiac qui a inspiré Denys Arcand! Savez-vous qu’on vit tous dans des tunnels, l’hiver, où sont entreposés les sacs de pommes de terre pour faire la poutine? Que Martin Picard, comme Obélix, aurait réussi l’épreuve du cuisinier des Titans dans Les douze travaux d’Astérix? Et en passant, quand Charlebois chante qu’il reviendra à Montréal, c’est pas juste pour revoir l’hiver, c’est aussi pour se taper un gros smoked meat-pickle-salade de chou!» Je n’ai jamais su dire «on a gagné!» après une victoire des Canadiens, mais si on parle de bouffe, soyons honnêtes, à Montréal ON est forts en maudit. *** Cette chronique est parue à l’origine dans le numéro 6 de Caribou en mai 2017. Pour ne jamais rater la chronique de Benoit Roberge, abonnez-vous!
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