Quand l’épicerie transforme un village du Bas-Saint-Laurent
Publié le
07 août 2017
Nul besoin de scruter longtemps les lieux pour constater qu’on a affaire à une épicerie de village assez unique. On entre par la galerie comme dans une maison privée. Un panier d’aliments à donner, arrivés à leur date de péremption, attend les intéressés à la sortie. Chips et miso se voisinent dans les allées. Bienvenue à l’Épicerie chez Daniel, à Mont-Carmel, dans le Kamouraska.
Texte et photos d'Hélène Raymond
«Je viens d’une époque où tout s’achetait au village. Ici, il y avait sept endroits où se procurer de la nourriture: trois épiceries et quatre dépanneurs.» Kathleen Saint-Jean se rappelle du nom des commerces, comme de ce tournant qui a entraîné plusieurs fermetures: l’usine de meubles, la scierie, la confiserie. Une révolution qui bouleverse la vie rurale. Dans la tourmente, la majorité des commerces alimentaires disparaissent, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux: «Puis, la fierté décline, s’étiole et on ne voit plus la beauté de son village», déplore-t-elle.
En 2003, refusant de baisser les bras, elle s’associe à son conjoint pour amorcer un grand virage et transformer le dépanneur, dont il est propriétaire, en épicerie. Il reporte sa décision de vendre jusqu’à ce qu’elle choisisse de racheter, avec une complice. Karine Habel, diplômée en sciences politiques, connaît ce milieu où elle est agente de développement rural: «En 2013, Mont-Carmel recevait le titre de Municipalité de la Résistance, remis par le mouvement des Opérations Dignité à un village dévitalisé qui remontait la pente. Dès mon arrivée, en 2010, j’ai été impressionnée par l’élan qui se manifestait ici, par la détermination des gens à s’en sortir. Comme l’entreprenariat m’intéressait, j’ai décidé de plonger avec Kathleen.»
Épicerie? Boutique? Dépanneur? Les trois types de commerce se côtoient. Du côté de l’épicerie, les viandes des éleveurs locaux trônent dans les congélateurs: bœuf, agneau, bison, porc…
«Ça rassure les clients de savoir que l’éleveur de bœuf vit tout près et qu’ils encouragent leurs voisins. Peu à peu, ils sont prêts à payer un peu plus cher, même si ça signifie réduire sa consommation de viande.» –Karine HabelCôté boutique, on note beaucoup de diversité pour un village de 1100 habitants. Les bières de microbrasseries sont triées sur le volet et la sélection attire des clients qui viennent de loin; même chose pour l’impressionnante collection de sauces piquantes. Et on cherche attentivement ce qui pourrait manquer sur les tablettes où trônent les produits de la région. Ajoutons des heures d’ouverture de dépanneur soit 105 heures par semaine, 52 semaines par année. Un rythme exigeant pour une petite équipe de six personnes. «Ici, le végé-pâté se trouve deux tablettes plus haut que le poulet pressé, explique Kathleen. Quand on crée des sections, on exclut beaucoup de monde; c’est comme si on affirmait qu’un aliment est destiné à une clientèle sélecte. Moi, je voulais boire du café équitable, manger des bananes bio et je tenais à les acheter ici, mais je sentais que l’image des produits biologiques ne plaisait pas d’emblée. Comme on ne voulait pas perdre les clients réguliers, on a donc tout mélangé et ça marche! Les gens du coin n’ont pas l’impression qu’on leur fait la morale, c’est le goût qui influence les choix.» Kathleen Saint-Jean (à gauche) et Karine Habel (à droite) Pour avoir beaucoup voyagé en milieu rural, m’être arrêtée dans plusieurs commerces alimentaires pour en ressortir avec l’impression qu’on était à la veille de mettre la clé dans la porte, je sais à quel point il est difficile de tirer son épingle du jeu. Je sais aussi que dévitalisation et déclin des services d’alimentation vont de pair. Et que le commerce de détail, en particulier l’épicerie, est un commerce fait de détails qui se multiplient à l’infini. Prenons l’exemple des fruits et légumes: les profits sont minces et c’est le volume qui permet aux supermarchés de s’en sortir selon Karine. «Les maraîchers du coin vendent leur récolte par la voie des paniers ou en direct sur les marchés locaux, ce qui leur est beaucoup plus profitable. Il leur devient donc difficile de nous approvisionner. C’est notre maillon faible.» Autre difficulté exprimée: la marge de manœuvre restreinte, dans le fonctionnement autant que dans les choix de vins et d’alcools, accordée par la Société des alcools du Québec aux agences, ses dépositaires en milieu rural. Et elles n’ont pas hésité à exprimer leurs critiques dans les pages du Devoir en décembre 2016. Rappelant, en filigrane, que Mont-Carmel n’est pas un quartier de la métropole. Pendant que de jeunes familles reviennent habiter le Haut-Pays (parce que le littoral, en se gentrifiant, devient trop cher), que les habitudes alimentaires continuent de se transformer, Karine Habel et Kathleen Saint-Jean brassent sans relâche le concept de l’épicerie de proximité et l’adaptent à leur village. Et elles en sont très fières. *** En attendant sa prochaine chronique, vous pouvez suivre Hélène Raymond sur son blogue, ainsi que sur Twitter. Blogue: heleneraymond.quebec Twitter: @heleneraymond