Biérophiles, biérologues, brasseuses, «boss», buveuses: les femmes prennent peu à peu leur juste place dans le monde brassicole, qui n’est plus l’apanage des barbus! Notre journaliste est partie à la rencontre de quelques-unes de celles qui manient le houblon, le malt, les levures et les aromates fleurant bon le territoire québécois.
Texte d’Émélie Bernier
1er arrêt
Boutique Cheers: Dépanneur de bières de microbrasseries, Pointe-Saint-Charles, Montréal
Je n’ai jamais mis les pieds ni les roues à Pointe-Saint-Charles, première halte de mon «road trip biérologique». Alors que je zigonne de boulevards bondés en sens uniques, tout en négociant ferme avec mon sang-froid, je me rends, grâce à «madame Google», sur la rue Wellington, où m’attendent Catherine Roux et Nancy Esperanza.
Les deux jeunes femmes, que je trouve en train de butiner dans leur joli petit dépanneur dédié aux bières de microbrasseries, se sont connues autour de la création du Passeport en fût, qui est devenu depuis le Passeport Je bois local.

«Un projet d’université qui a pris des proportions incroyables!» lance d’emblée Catherine, qui voue un culte à la bière ainsi qu’aux microbrasseurs et brasseuses. C’est elle qui a eu l’idée de cette application mobile qui permet, pour 40$, de découvrir une douzaine de microbrasseries, au choix, parmi plus d’une centaine situées au Québec et de s’y voir offrir une pinte ou des verres de dégustation.
Après un moment, Nancy s’est jointe à elle dans cette aventure. Quelque 15 000 utilisateurs ont téléchargé l’application, un outil parfait lorsqu’on entreprend un road trip sur la route des bières, tiens donc! «C’est fait pour ne pas se casser la tête. Avec l’appli, tu peux voir en tout temps les cinq microbrasseries les plus proches de toi. On a des beaux témoignages de gens qui ont découvert non seulement le monde brassicole, mais aussi le Québec en général grâce à cet outil. C’est une belle raison de visiter le Québec autrement!» lance Nancy.
En novembre 2019, les deux filles ouvraient sur la rue Wellington la boutique Cheers, un dépanneur de spécialité sans flaflas mais coquet, où quelques frigos s’alignent le long d’un mur de brique. Depuis, deux autres succursales ont ouvert leurs portes, sur le Plateau-Mont-Royal et à Saint-Bruno, sur la Rive-Sud.

«Le contact humain nous manquait. On avait besoin de voir des gens, de leur faire découvrir les bières qu’on adore, de voir l’excitation sur leur visage. Et on voulait encourager l’industrie brassicole d’une autre façon…», explique Catherine.
À la boutique Cheers, vous ne trouverez que des bières qui ont reçu l’approbation du trio que Catherine et Nancy forment avec leur associé, Mathieu Johnson.
«On voulait un “dep de bières” à notre image. On présente nos choix, nos coups de cœur. On aurait pu tenir 850 sortes de bière. Là, on en a 117, mais chaque bière qu’on tient, on la connaît, on sait pourquoi elle est là.»
Catherine Roux
Toutes les bières sont gardées au frais, pour offrir un produit le plus fidèle possible au travail des brasseurs. Ces coups de cœur peuvent aussi être commandés en ligne. L’appli dûment téléchargée, me voilà prête à reprendre la route… avec quelques bières du dépanneur Cheers dans la glacière.
2e arrêt
La microbrasserie 11 comtés, Cookshire-Eaton, Cantons-de-l’Est
De Montréal, je pars vers le sud-est. L’autoroute des Cantons-de-l’Est (la 10, de son petit nom) est un long ruban d’asphalte bordé de champs cultivés, de petites bourgades tranquilles et de forêts verdoyantes. Ma destination, la microbrasserie 11 comtés, est posée en plein champ, à un jet de pierre du cœur du village de Cookshire-Eaton.
Née sur une ferme laitière dans une petite tribu constituée de deux filles et un garçon, Émilie Fontaine n’a jamais considéré son genre comme une limite. «Mes parents ne faisaient pas de différence entre ce qu’on pouvait accomplir, mon frère, ma sœur ou moi. Fille ou garçon, ça ne changeait rien!» dit la copropriétaire de cet établissement nommé Meilleure Nouvelle Microbrasserie par l’Association des microbrasseries du Québec (AMBQ) en 2019. Émilie, en réalité, ne brasse pas: elle préfère se consacrer à des tâches comme la création, le marketing et les réseaux sociaux, son dada.

La partie «cuisine d’été» du bâtiment dont les lignes rappellent celles d’une grange est animée, pendant la belle saison, par le Cuisinier déchaîné, un sympathique resto où le terroir estrien vole la vedette, tout comme dans les bières produites par la petite équipe d’ailleurs.
Mère de quatre enfants, Émilie a tout fait pour que les familles se sentent bienvenues dans sa microbrasserie. En témoigne le carré de sable géant où des jouets colorés font de l’œil aux plus jeunes clients.
Bel adon dans le contexte de ce road trip à la rencontre de femmes évoluant dans le monde de la bière: la microbrasserie 11 comtés offre la bière À hauteur de femme, un nom qui constitue quasiment une prise de position pour Émilie.

«À l’été 2019, des inspecteurs de la Régie des alcools nous ont demandé de fermer une partie de notre mezzanine qui était trop haute, en précisant qu’elle n’était pas “à hauteur d’homme” pour illustrer la distance entre le sol et le plafond… Y a-tu une mesure plus niaiseuse que ça? Dans notre usine, tout est à hauteur de femme!» lance la brasseuse, qui dénonce du même souffle les appellations de bière bassement grivoises.
«Hé! Arrêtons de nommer nos bières avec des noms poches et des qualificatifs sexistes! J’invite les microbrasseries à réfléchir à ça… On ne nommerait jamais une bière “le gossant”; alors, pourquoi “L’achalante”?»
Émilie Fontaine
3e arrêt
Brasserie artisanale Korrigane, quartier Saint-Roch, Québec
Après les Cantons-de-l’Est, je m’en vais à Québec. Mon prochain arrêt se trouve en Basse-Ville, dans l’ébouriffé quartier Saint-Roch. Catherine D. Foster et ses partenaires ont choisi d’installer la microbrasserie Korrigane au cœur de ce carrefour entre les époques et les cultures.
«Il y a 10 ans, ce n’était pas comme ça! Le quartier n’avait pas très bonne réputation, mais il y régnait une vibe que j’aimais, très hétéroclite. J’y habitais et j’en voyais le potentiel… On s’est installés dans une ancienne taverne un peu délabrée, un acte de foi. Et petit à petit, ça s’est mis à bouger. On a vu des sièges sociaux et des institutions culturelles investir Saint-Roch. J’adore cette diversité!» lance la brasseuse originaire du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
C’est d’ailleurs dans sa terre d’origine qu’elle a appris les rudiments de son métier, auprès de son père qui avait lui-même découvert le pouvoir rassembleur de la bière lorsque toute la famille vivait en Afrique.

Avec ses murs couleur ardoise parsemés de jolies impressions de fleurs de houblon, son plafond à caissons, ses suspensions verdoyantes et son ambiance quasi familiale de pub irlandais, la brasserie artisanale Korrigane est un écrin chaleureux au cœur de la capitale. La reine de céans, boucles indisciplinées et sourire avenant, n’a qu’un but: servir de la bonne bière et mettre en valeur les saveurs sauvages et le travail des artisans de la terre de son coin de pays, qui s’étend de Québec à Portneuf, avec un petit détour par son «Sag-Lac» natal.
«La nature est ma plus grande source d’inspiration! J’ai grandi en pratiquant la chasse, la pêche, la cueillette, et rien ne me fait plus plaisir que de m’évader dans le bois pour aller cueillir les lactaires à odeur d’érable et les bourgeons d’épinette que je vais intégrer dans mes brassins. On sert toujours au moins une bière aromatisée aux plantes ou aux champignons de la forêt boréale à la Korrigane», dit Catherine D. Foster, qui rêve de voir le Québec se créer sa propre tradition brassicole en s’inspirant de son territoire.
Ce texte est paru à l’origine dans le numéro 11, FEMMES, du magazine Caribou au printemps 2020