Domaine Bergeville: la vie dans les vignes
Publié le
31 mars 2022
En 2008, près du village de North Hatley, Eve Rainville et Marc Théberge ont fondé leur vignoble, dont le nom est formé de la contraction de leurs patronymes. Théberge + Rainville = Domaine Bergeville. Ils ont ainsi échangé «des jobs de 9 à 5 au gouvernement pour du travail de 5 à 9, 365 jours par année». Un rêve un peu fou – mais longuement mûri.
Texte de Natalia Wysocka
Quand on entre dans leur jolie boutique en ce matin ensoleillé, la sympathique Eve nous accueille avec un sourire éclatant. Son mari, Marc, grand gaillard au tout aussi grand rire, fera de même, lançant un tonitruant: «Bienvenue chez nous!»
Nous entraînant à sa suite pendant que son mari s’active sur le terrain, la maîtresse des lieux parle beaucoup – et bien. Elle raconte et montre: par exemple, le chai qu’ils ont fait construire en profondeur, 9 pieds sous le sol, «comme un caveau à patates». Les 8 cuves en inox, la plupart fabriquées en Champagne, peuvent contenir jusqu’à 21 000 litres de vin. Elle se souvient aussi de leur toute première cuvée, en 2012 (et vendue en 2014), superbe, qui leur a donné 2 500 bouteilles. Leur succès est tel que ce nombre a été multiplié par 10 en 2019.
Sans prendre de pause, Eve nous présente ensuite la forêt dont il a fallu défricher une partie à leur arrivée, en 2008. «Aucune vigne n’était plantée.» Les enfants, aujourd'hui de jeunes adultes, Émile «qui adore dérocher», et Ophélie «qui a un nez extraordinaire», les avaient alors aidés. Comme ils le font encore. Même si, parfois, en voyant leurs parents se donner de façon aussi forcenée, ils leur demandent: «Vous avez tous les deux une maîtrise, vous faites un travail ingrat, votre situation financière est précaire… Mais à quoi avez-vous pensé?»
Ils ont pensé à leur passion pour la viticulture et la vinification. À leur désir de mettre les produits d’ici sur la carte. Aux préjugés qu’il faut combattre. À ces «vins de garage québécois» d’autrefois qu’il faut faire oublier.
«On n’est pas juste vignerons, on est aussi pédagogues!»
Eve Rainville
Du savoir, elle et lui – qui se sont rencontrés en 1988 dans un camp scientifique – en ont énormément. Ils ont voyagé. Ils ont appris. Et ils ont décidé de ne pas faire «la pire des erreurs», soit de s’entêter, malgré nos hivers qui ne pardonnent pas, «à faire des rouges corsés de la Méditerranée».
Puisque le climat de l’Estrie s’apparente à celui de la Champagne d’il y a 20 ans, propice aux vins acides et mousseux, les amoureux ont opté pour les bulles. Blanches, rouges, rosées. Que des bulles. Qu’un vignoble québécois fasse un tel pari, c’était une première, note Marc.
Armés de cette théorie simple mais capitale voulant que «si on n’a pas du bon raisin, on ne peut pas faire de miracles», Eve et Marc ont acquis leur terre de 3 hectares dans les Cantons-de-l’Est et ont commencé par planter 14 cépages rustiques différents. Ils en ont gardé la moitié. Dont l’acadie blanc, qui apporte «une minéralité intéressante». Puis le frontenac blanc, porteur, lui, de fraîcheur, d’agrumes. Et le saint-pépin, qui «donne une rondeur, une texture que le chardonnay apporte au champagne».
Maître de chai se disant un peu chimiste mais surtout artiste, Marc croit très fort qu’« il faut laisser la nature faire, tout en la guidant». C’est dans cette optique qu’il a eu l’idée de faire du vin rouge pétillant à partir de la riparia, une vigne rustique qui pousse abondamment au Québec. La nature nous la donne, pourquoi ne pas l’utiliser?
Surtout que l’ingénieur de formation avait encore en mémoire ce «sparkling shiraz» que des collègues lui avaient un jour fait déguster sur une plage australienne, après un vol de 24 heures, pour accompagner un steak de kangourou. Magique. Mais si le couple installé sur le plateau appalachien s’inspire de ce qui se fait ailleurs dans le monde, le but, c’est de faire du vin, du bon. Et, surtout, authentiquement québécois. Acide, fruité, sec. «Nous aimons le sucre dans nos desserts, pas dans nos verres!» s’exclame le vigneron.
Eve et Marc suivent aussi les préceptes de la biodynamie, une façon de faire de l’agriculture basée sur les cycles de la lune. Ce qui suppose, note-t-elle, d’être à l’écoute de son vignoble. Et de le nourrir, par exemple, de 501, une préparation à base de silice broyée, vieillie dans une corne de bœuf et pulvérisée sur les ceps en fine bruine après avoir été dynamisée au lever du soleil. Elle s’interrompt et sourit. «La biodynamie, ce n’est pas pour tout le monde. Certains trouvent ça trop ésotérique!»
Elle pointe alors vers la grande tour à vent, qui permet de gagner des degrés – et de sauver les vignes du gel printanier. Sa voix vacille quand elle se remémore cette nuit fatidique de mai 2015. Ils avaient alors perdu 80% de leur production. Et cette fois où de voraces ratons avaient décimé 300 kilos de raisins d’un coup. «Ça fait mal.»
Car leurs vignes, ces «12 000 bébés» dont ils doivent s’occuper, remplissent leur calendrier à l’année. Il y a toujours quelque chose: les vendanges, la taille, la prise de mousse, le dégorgement, les visites de touristes, les concours, les commandes…
«Ce n’est pas vrai que les vignerons passent leurs journées à boire en regardant les vignes pousser!» remarque Eve. Mais quand ils ont le temps de s’arrêter, les deux passionnés peuvent le faire avec fierté.
Ce texte est paru initialement dans notre premier numéro hors-série, exclusivement dédié aux vins québécois, à l'automne 2018 et en vente ICI.